J’ai du mal à m’occuper de Joy. C’est ma fille mais c’est comme si l’information ne s’est pas complètement intégrée dans mon cerveau. J’ai beau me répéter qu’elle est mon enfant, ainsi que mes devoirs et obligations vis-à-vis d’elle, je n’arrive pas à m’approcher d’elle. Je parviens à aller dans sa chambre, à l’observer dans son berceau, mais cela s’arrête là.
C’est dans ces moments-là que je bénis le ciel d’avoir encore mes parents. Ils s’occupent de leur petite-fille avec plaisir, de jour comme de nuit. Même pour changer ses couches, ils le font avec le sourire. Ils aiment Joy, cela se voit et cela me réchauffe le cœur. Mais en même temps, je culpabilise. Pendant qu’eux, se lèvent la nuit quand elle pleure, moi je me rendors aussitôt. Parfois, je suis tellement fatiguée que je ne l’entends même pas.

J’ai tellement honte de moi que je me réfugie dans le travail. Là-bas, je peux être quelqu’un d’autre. Une autre femme, une qui ne soit pas une mère indigne. Certes, mes collègues me demandent des nouvelles de ma fille, mais j’élude la question en disant qu’elle va bien. Généralement, ils n’insistent pas et on passe à autre chose.
Cela me va très bien.
Par moment, je profite même de l’été qui s’éternise en intervenant en extérieur. Je vais à la rencontre des gens pour leur parler de l’association, de la cause féministe, en espérant éveiller leur conscience, voire recruter des bénévoles ou obtenir des dons.

Généralement, j’ai plutôt tendance à aller vers les hommes afin de discuter féminisme avec eux. Le challenge est généralement plus intéressants et cela m’amuse d’essayer de déconstruire les stéréotypes qu’ils considèrent comme une vérité absolue. Avec les plus ouverts, cela donne des conversations intéressantes et j’ai vraiment l’impression d’agir, de faire avancer les choses.

C’est tellement agréable de sortir comme ça, d’aller à la rencontre des gens, des inconnus… Je me sens tellement bien. Je passe des heures à San Myshuno, je me balade de quartier en quartier et mon esprit s’aère, s’évade, se concentre sur autre chose. Mon travail me passionne et cela me fait du bien… Même si je passe peu de temps à la maison par conséquent.
Certes, je fuis. Mais j’en éprouve le besoin pour garder la tête hors de l’eau. C’est par le travail que je me suis remise du départ de Sven, c’est par le travail que je me remettrai de ma stérilité.

En me baladant dans le quartier, j’ai croisé Manon devant la salle de sport. Cela fait un moment que je ne l’ai pas vu. Depuis que nous avons terminé le lycée, en fait. Je vais aussitôt à sa rencontre, ravie de la revoir.
-Coucou Manon ! Tu vas bien ? Ca fait un baille ! M’exclamé-je alors qu’elle me sourit.
-Salut Rosie ! Ca va bien et toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Il me semble que tu vis toujours à Willow Creek…
-Ca va aussi….. Oh moi je travaille. Je me suis engagée dans une association pour promouvoir la cause féministe. Et toi, tu deviens quoi ?
-Oh c’est cool ça ! Faudra que tu m’en parles plus en détail mais j’ai pas trop le temps là. Oh moi, j’ai été prise dans un cabinet de stylistes. C’est plutôt cool ! Bon, faut que je te laisse, j’ai un rendez-vous ! Eh, on peut se voir en boîte ce soir si tu veux ? Invite toute la bande, ça peut être sympa !
-Bah pourquoi pas, oui ! Ca peut-être cool ! Accepté-je sans réfléchir. Cela ne pourra pas me faire de mal de sortir avec mes amis et je ne m’en suis pas accordée depuis longtemps.

Etant donné mon programme de ce soir, je décide de ne pas rentrer trop tard du travail. Lorsque j’entre dans la maison, tout est calme et j’entends juste le son de la télévision. Mes parents sont en train de regarder un film. Cela doit être l’heure de la sieste de Joy s’ils se permettent de suivre un long-métrage. Ils me sourient en me voyant et je vais les rejoindre sur le canapé.
-Tu as passé une bonne journée ? Me demande ma mère sans quitter l’écran des yeux.
-Tranquille. J’ai croisé une copine à San Myshuno, elle m’a proposé de sortir ce soir. Du coup, j’ai proposé aux autres de venir. Ca va être cool!

-Tu es sûre que tu veux sortir ? Me demande ma mère après un silence gêné.
-Bah oui pourquoi ? Lui réponds-je, sans comprendre où elle veut en venir. Je suis majeure et j’ai parfaitement le droit de sortir sans avoir besoin de l’autorisation de mes parents.
-Je ne sais pas … Semble-t-elle hésiter, comme si elle marchait sur des œufs. Tu passes déjà beaucoup de temps en dehors de la maison, je me disais… Que peut-être tu voudrais rester un peu à la maison… Pour faire connaissance avec ta fille notamment.
-Maman… Je suis là tous les soirs. Soupiré-je en regardant mes pieds. Je ne suis pas sortie depuis la naissance de Joy et cela n’a rien changé quant à ma relation avec elle. Ce n’est pas restant ici ce soir que cela va changer quelque chose. Je ne peux pas pour l’instant, c’est tout.
-Je sais que c’est difficile ma puce. Tu as fait un déni de grossesse, ton accouchement a été difficile… Tu as besoin de temps pour accepter Joy dans ta vie et c’est normal. Mais je ne suis pas certaine que c’est en t’enfuyant de la maison à la moindre occasion que la situation va s’arranger.
-Ca va aller Maman, je gère. Secoué-je la tête, refusant de me confronter à la réalité. Je me lève aussitôt du canapé, ne voulant pas poursuivre cette conversation. Bon, je vais aller me préparer pour ce soir.
-Ma puce, ne te vexe pas. Je te dis ça seulement parce que je ne veux pas que tu ais des regrets plus tard. Et puis, avec ton père…
-J’ai compris Maman, mais ça va.

Malgré la désapprobation de mes parents, je prends quand même le temps de me préparer pour passer la soirée dehors. Je fais un peu plus attention à mon apparence que d’habitude. Je me fais belle, je travaille mes cheveux, ma tenue. Une fois prête et une fois que Manon m’a confirmée le lieu par message et que Caroline m’a dit qu’elle serait là, je file en dehors de la maison sans laisser le temps à mes parents de me dire quoique ce soit.
Une fois à Windenburg, je retrouve mes amis. Cela me fait un bien fou de les retrouver. Ce soir, j’ai l’impression d’être comme eux. Je ne suis plus une jeune maman célibataire, je suis une jeune femme, leur amie de longues dates.

-Tu es super belle Rosie ! Me complimente Caroline tandis que je la rejoins au bar.
-Merci ! J’ai eu envie de faire un effort ce soir !
-Ca va aller de laisser ta fille à tes parents ? Ils n’ont pas trop râler ? S’inquiète subitement ma meilleure amie pendant que je me commande un verre. Enfin je peux enfin me faire plaisir !
-Non, t’en fais pas. Ils sont gagas devant leur petite-fille ! Mais ce soir, je ne suis plus une maman ! Ok ?
-Ok ! Profitons de cette soirée ! S’enthousiasme Caroline en affichant un grand sourire.

Pour être tout à fait honnête, j’étais un peu nerveuse de venir ici. Je ne savais pas comment j’allais réagir face à une situation de la vie quotidienne. Je suis jeune et les jeunes de mon âge sortent le soir. Ils vont en boîte et s’amusent.
Mais je ne suis plus tout à fait une jeune femme « normale ».
Cependant, je parviens sans problème à entrer dans l’ambiance. La musique, mes amis m’aident à oublier la maison et à me concentrer sur l’instant présent. Cela me fait un bien fou !
Je commande un verre de jus de fruit. Puis un deuxième. Ce n’est peut-être pas raisonnable, mais cela me fait du bien. J’arrive à me détendre et je suis prête à profiter de la soirée sans me prendre la tête !
Lors du troisième, j’en offre un à Caroline et vais pour lui apporter quand je croise un ami.
-Eh beh ! Tu n’y vas pas à moitié dis moi !
-Te fais pas de film, l’autre est pour Caro ! Par contre tu la kiffes ta boisson de filles ? Le taquiné-je en remarquant son cocktail dans la main.
-No comment la féministe ! Rétorque-t-il en riant. Je me joins à lui en riant à mon tour puis je pars à la recherche de ma meilleure amie.

La soirée suit tranquillement son cours. La nuit est complètement tombée dehors et la boîte s’est remplie. Après avoir consommé plusieurs verres au bar, nous nous sommes tous dirigés vers la piste de danse. C’est le moment de se laisser porter par la musique et se défouler en rythme en laissant le DJ mener la danse.
J’ai l’esprit embrouillé par le jus de fruit. Je me sens tout à coup ridicule d’être ici, comme si de rien n’était. Je n’ai pas envie de penser à ça. J’ai envie de m’amuser, d’être insouciante. Je n’ai pas envie de me prendre la tête. Je respire un grand coup. Je me concentre sur la musique et je déhanche davantage. C’est triste de se laisser submerger par des émotions négatives en soirée. Je ne veux pas être quelqu’un de triste. C’est nul… d’être triste. 

Un mec m’aborde durant la soirée. J’ai encore bu quelques jus de fruits et je n’ai plus tout à fait les idées claires. Je ne comprends pas toute suite ce qu’il cherche à faire lorsqu’il s’approche de moi pour danser avec moi et qu’il commence à me parler. Quand je comprends qu’il me drague, je m’amuse à flirter avec lui. Je ne fais rien de mal et c’est amusant. Je teste mes capacités de séduction.
En cet instant, je me sens femme, pendant que je flirte et que je vois dans ses yeux que je lui plais.

Nous continuons notre jeu de séduction. Je ne sais pas comment il s’appelle. Et à vrai dire, je m’en fiche. Je n’ai pas l’intention de le revoir par la suite. Si ça se trouve, je me souviendrai à peine de lui demain. Mais pour l’instant, je m’amuse comme une folle. Je me sens désirée. Je me sens femme. Cela me fait tellement de bien ! Cela fait tellement longtemps que je ne me suis pas sentie ainsi !
J’ai même osé l’embrasser ! Nous ne nous sommes pas lâchés de la soirée, à nous embrasser et nous toucher. Mais rien de plus, je suis restée sage. J’aurais pu, après tout, je n’ai aucun risque de tomber enceinte cette fois-ci. Mais j’avais pas envie. Je voulais juste flirter et m’amuser, rien de plus.

Quand je suis rentrée, mes parents dormaient déjà. Le lendemain matin, ils ne me disent rien. J’ai mal à la tête au petit déjeuner et je vois le regard désapprobateur de ma mère. Mais je m’en fiche. J’ai des souvenirs flous mais je me suis bien amusée. Je ne regrette rien et c’est légère que je pars au boulot, laissant ma mère préparer le biberon pour Joy.

Entre mon travail et mes sorties, je ne vois plus le temps passé et je me sens enfin plus légère. Mes parents n’approuvent pas mais ils me laissent faire. Je sais qu’ils voudraient que je me rapproche de ma fille, mais c’est bien la dernière chose dont j’ai envie pour le moment. Elle me rappelle trop Sven, trop ma stérilité. Pour le moment, elle est bien mieux avec ses grand-parents.
Puis, vient son anniversaire. Ma fille grandit et devient un bambin. J’ai du mal à réaliser qu’elle va se mettre à gambader partout maintenant, et qu’elle n’est plus limitée à son berceau.
Je suis au travail quand mes parents célèbrent son anniversaire. J’ai une journée particulièrement remplie aujourd’hui et mes parents le comprennent bien. Et malheureusement, Joy ne peut pas m’attendre pour grandir !