-Madame Opaline, votre fille et son bébé se portent bien et tout ira bien, ne vous inquiétez pas. Cependant, ajoute le médecin sur un ton plus grave, nous avons du procéder à une césarienne car le bébé était en difficulté. Pour la faire courte, il y a eu des complications durant l’opération.
-Des complications ?
-Oui. Votre fille a fait une hémorragie. Une importante hémorragie… Malheureusement, nous n’avons pas pu sauver son utérus. Pour sauver votre fille, nous avons du lui faire une hystérectomie.
-Oh mon Dieu…
-Madame Opaline, je sais que c’est difficile à entendre. Mais ne retenez que l’essentiel. Votre fille et votre petite-fille se portent bien. Votre fille se remettra de l’opération et pourra reprendre une vie tout à fait normal. Elle aura cependant besoin de tout votre soutien pour accepter… qu’elle ne pourra plus avoir d’enfant naturel.
-Je… Quand pourrai-je la voir ?
-Votre fille est en salle de réveil, vous ne pouvez pas la voir pour le moment. Mais je peux vous emmener voir votre petite-fille….

Le temps a passé depuis mon accouchement difficile. J’ai été sonnée lorsque ma mère m’a expliqué la situation. Je n’ai plus d’utérus. Je ne pourrai plus jamais avoir d’enfant … Sur le coup, j’en ai presque oublié ma fille. Ma mère s’est chargée de me rappeler son existence, en m’assurant qu’elle va bien et qu’elle est magnifique.
Ma fille… La fille de Sven… Mon seul et unique enfant à jamais.
C’est à ce moment-là que j’ai pleuré, dans mon lit d’hôpital. Je n’ai pourtant jamais réfléchi à la famille que je voulais, ni même si je désirais avoir d’autres enfants un jour. Mais j’ai l’impression que l’on m’a enlevé ce choix. Je n’ai pas choisi d’avoir un enfant et je vais devoir me contenter de ma fille. J’ai honte de penser comme cela, mais c’est plus fort que moi.
Ma fille est rentrée à la maison avant moi. Je n’ai pas souhaité l’allaiter alors l’hôpital n’a pas jugé bon de la garder alors que mes parents peuvent s’en occuper le temps de mon hospitalisation. Je n’ai pas protesté. J’étais ailleurs, quelque part dans ma tête.
J’ai confiance en mes parents. Je sais qu’ils s’occuperont d’elle à merveilles, comme ils se sont toujours bien occupés de leurs propres enfants.

Avant qu’elle ne parte de l’hôpital, j’ai pu la voir. Les infirmières m’ont amenée ma fille plusieurs fois mais j’avais trop mal pour la garder bien longtemps dans les bras. Si bien que c’était ma mère ou mon père qui la pouponnait en me rappelant qu’elle est magnifique.
Mais moi, je ne pensais qu’à ma douleur. Autant physique que psychologique. J’avais mal au ventre et au cœur. C’est aussi pour cela que je ne pouvais la garder longtemps dans les bras.
J’ai du mal à m’attacher à elle. Quand je la regarde, j’ai du mal à me dire que c’est ma fille.
Je suis une personne affreuse. Quelle mère dit ça de son enfant ?

Je suis rentrée chez moi plus d’une semaine après mon accouchement, à condition de rester alitée. J’ai passé mon temps allongée dans mon lit, à ruminer seule dans mon coin. Mes amis sont venus me voir à la maison, en particulier Caroline. Elle me donne des nouvelles du travail et un jour, elle est arrivée avec un gros bouquet de fleurs dans les bras et une carte signée par tous mes collègues. Ils pensent tous à moi et me témoignent de tout leur soutien. Ils sont vraiment adorables et cela m’a mis un peu de baume au cœur.
Par moment, j’entends ma fille pleurer, mais jamais bien longtemps. Mes parents se dépêchent d’aller s’occuper d’elle. Régulièrement, ils m’amènent ma fille pour que je puisse la voir et passer du temps avec elle.
Ces instants aussi ne durent pas très longtemps. Je vois que mes parents sont de très bons grand-parents avec ma fille et lui témoignent tout l’amour dont elle a besoin. Chose dont je suis incapable pour le moment.

Mes parents n’insistent pas dans ces moments-là. Ils comprennent que la situation est difficile pour moi et que le contact avec ma fille est d’autant plus compliqué.
Je me sens horrible. Mais je sais que mes parents compensent mes failles. Qu’est-ce que je ferai sans eux, toute seule avec ce bébé à m’occuper ? Je l’ignore et je préfère ne pas y penser.
Je me contente d’imaginer mes parents s’occuper de ma fille, et cela me console un peu. Le début de son existence n’est pas aussi pourrie que ça, avec des grands-parents en or.

Petit à petit, je me remets de mon opération. Je finis par réussir à me mettre debout, à marcher sans aide et je retrouve progressivement une vie normale. Une infirmière est venue me retirer les fils et je tente d’ignorer cette affreuse cicatrice.
Petit à petit, les choses reprennent leur cours normal et je peux maintenant reprendre le travail. Mes responsables m’ont assuré que je pouvais prolonger mon congé si je le souhaitais, mais j’ai refusé. J’ai besoin de sortir de cette maison, de prendre l’air.
Mais avant de partir pour San Myshuno, je vais voir ma fille. De moi-même. Il faut que j’affronte mon blocage. Peut-être pourrai-je tenter de la prendre dans mes bras ? C’est ma fille, j’ai tout à fait le droit de la serrer contre moi.
Alors pourquoi je reste plantée devant son berceau ? Pourquoi suis-je incapable de faire un geste vers elle ?

J’observe ma fille dans son berceau. Elle est bien réveillée et gigote tranquillement sans se douter de ce qui passe autour d’elle. Elle a l’air si bien, si insouciante, si heureuse… Si adorable.
Oh Joy, tu ne mérites pas une mère comme moi. Une mère qui reste pétrifiée devant sa fille, alors qu’elle ne devrait lui apporter que de l’amour.

-Tout va bien ma chérie ? Me demande subitement mon père, en me faisant sursauter. Je ne l’ai pas entendu entrer tellement j’étais perdue dans mes pensées et ma culpabilité.
-Euh… Je … Je sais pas… Bafouillé-je, gênée, comme prise en faute.
-Tu peux la prendre dans tes bras, si tu veux. Joy sera ravie d’avoir un câlin de sa maman. M’assure mon père avec un sourire bienveillant, encourageant. Ne t’inquiète pas, c’est solide un bébé. Tu ne risques pas de la casser.
-Je… Je sais… Je … J’ai pas le temps Papa, il faut … Il faut que j’aille travailler. Soupiré-je avant de sortir rapidement de la pièce. Je m’enfuis. Je m’enfuis devant ma propre fille. Comme une lâche.
Je suis pathétique.

Je fonce jusqu’à San Myshuno, honteuse. Mes collègues sont bienveillants avec moi et j’insiste pour que l’on se comporte normalement avec moi. Je ne veux pas de traitement de faveurs. Je ne veux pas que l’on me ménage.
Je veux agir. Je veux être en action. Je ne veux pas avoir du temps pour penser, pour réfléchir, pour cogiter.
Alors, je me retrouve vite dehors, dans le quartier des Épices. Je dois réaliser une œuvre de street art pour promouvoir notre association, notre cause.
Je ne suis pas une grande artiste mais cela me permet de penser à autre chose, tellement je suis concentrée sur mon œuvre.

Par moment, mon esprit divague. Je pense à ma situation. Je pense à ma désormais stérilité. Je pense à Sven. Je pense à Joy.
Je pense que je suis nulle. Je pense que je suis pathétique.
Puis, vient l’accident. Distraite, je me prends de la vapeur de la peinture en bombe dans les yeux. Je râle, je peste, et je file dans les toilettes publiques pour me rincer les yeux. Ils sont un peu rougis, mais cela va aller. Je soupire puis je ressors pour finir mon travail. Je fais plus attention, me donnant à fond pour mon travail.

La journée est longue, et je prends mon temps sur mon œuvre. Je discute également avec les passants curieux, qui se demandent ce que je fais, pour quelle cause je milite. Je leur souris, je leur parle avec bienveillance et patience. J’enfile un masque et personne ne se doute du drame qui régit ma vie.
La nuit tombe et je ne suis pas pressée de rentrer. Passer cette journée dehors m’a fait du bien et je redoute le moment où je devrais rentrer à la maison. Car je vais retrouver mon quotidien. Mes parents. Ma fille. Mon pathétisme.
Pourtant, je suis fatiguée. Je m’écroule au sol, épuisée. Ce n’était peut-être pas une bonne idée de rester aussi tard alors que j’ai encore besoin de repos.
Mais bon, je ne suis plus à ça près.