Aujourd’hui est une journée morne et triste. La météo s’associe à notre chagrin, le temps étant à la pluie alors qu’a lieu les obsèques de mon père. Davantage de monde a pu se libérer : Pierre et Caroline, ainsi que Manon, sont venus pour nous soutenir, et Ryan est également présent avec sa femme. Cela me réchauffe le cœur qu’ils soient tous là, même si cela ne remplacera jamais la présence de mon père.
Au moins, je me sens moins seule, tandis que j’accompagne Papa dans sa dernière demeure.

Dans le caveau familial, j’attends un instant avec l’urne de Papa dans les bras, avant de la poser sur la table, juste à côté de celle de Maman. Je les regarde avec tristesse. Mes parents me manquent, tous les deux. Maman a beau être décédée depuis plusieurs années, son absence me pèse tout autant que celle de Papa. Les souvenirs affluent dans mon esprit, et mon cœur se serre dans ma poitrine.
Aujourd’hui, ils ne sont plus de deux urnes, reposant l’une à côté de l’autre, pour l’éternité. Je me mords la lèvre inférieure, pour m’empêcher de pleurer. J’essaie de me consoler, de me dire que Maman n’est plus seule désormais dans cet endroit lugubre, mais je ne peux oublier le fait que je viens tout juste de perdre mon père. Qu’il n’est plus avec nous, dorénavant.

Je sens une présence à côté de moi. Après un regard, je m’aperçois que Joy s’est éloignée de son oncle pour se rapprocher de moi, et des urnes.
J’ai autorisé Joy à venir aujourd’hui, et à manquer l’école. Elle est suffisamment grande pour gérer un tel événement, et je pense sincèrement qu’elle a besoin d’être là pour pouvoir dire au revoir à son grand-père. L’école a été compréhensive et n’a pas manifesté d’inconvénient. Comment être contre après tout, face à ce genre d’épreuve.
Et puis, je crois qu’elle m’en aurait voulu, si je l’avais forcé à aller à l’école pendant les obsèques de son grand-père.

Lorsque j’observe le visage de ma fille, mon cœur se serre une nouvelle fois. Elle n’a pas cessé de pleurer depuis que son grand-père est parti et, en cet instant, elle a les larmes aux yeux. Elle regarde un bref moment les urnes de ses grands-parents, avant de détourner le regard. Comme si cette vision est trop difficile pour elle.
J’ai un mal fou à essayer de lui changer les idées et elle est même incapable de tenir une conversation avec son père. Sven a été désolé lorsque je lui ai annoncé que mon père est décédé. Je savais qu’il n’avait pas spécialement envie de me parler, mais je me devais de l’informer, pour qu’il puisse être présent pour sa fille. Il l’a appelé tous les jours depuis, mais j’ignore si ses appels présentent un quelconque réconfort pour Joy.

La gorge nouée, incapable de parler, je me contente de prendre la main de Joy pour lui montrer que je suis là, que nous sommes deux dans cette épreuve. Je ne dis rien de plus, et mon regard se fixe une nouvelle fois sur les urnes de mes parents. C’est tellement dur de se dire qu’ils sont là, après les avoir toujours connu bien vivants. D’avoir leur visage en tête, leur regard, leur sourire, leur voix, leur rire en tête. J’ai une multitude de souvenirs qui me viennent à l’esprit, rendant cette vision contradictoire encore plus insupportable.
-Rosie ? M’interpelle doucement Caroline.
-Mh ?
-Tout le monde est sorti du caveau. Tu veux que je vous laisse un instant, juste toutes les deux ? Me demande-t-elle, inquiète, alors que je remarque que mes amis, ainsi que Ryan et Juliette, sont effectivement sortis pour nous laisser un instant d’intimité et de recueillement.
-Ca.. Ca va aller. Merci. Lui soufflé-je d’une voix à peine audible, tandis qu’elle sort à son tour.

Maintenant que nous sommes seules, j’entends Joy renifler. Je baisse le regard vers elle et constate qu’elle ne retient plus ses larmes. Je me sens si mal lorsque je la vois ainsi. J’aimerai tellement pouvoir effacer son chagrin, lui épargner cette épreuve.
Malheureusement, je n’ai pas de super pouvoirs et je ne peux pas faire de miracle.

-C’est pas juste. Soupire-t-elle entre deux sanglots. Pourquoi Papy devait-il mourir ? Pourquoi doit-on mourir ?

-Ma puce, je… Malheureusement je n’ai pas vraiment de réponse à tes questions. Lui réponds-je, mal à l’aise. Comment répondre à ses questions existentielles sans pour autant la déprimer à vie ? Comment lui dire que la vie en elle-même est totalement absurde, sans pour autant ruiner tous ses rêves d’enfant ? La mort fait partie de la vie. Cela fait partie de l’ordre des choses : quand des personnes meurent, d’autres naissent. C’est ainsi que cela fonctionne.
-Ca sert à quoi de vivre si c’est pour mourir au final ? Si c’est pour être triste dès que quelqu’un meurt ? Bougonne-t-elle, sans comprendre.
-C’est une très grande question philosophique Joy, et il n’existe pas encore de réponse universelle. Chacun répond à sa manière à cette question. On vit pour réaliser ses rêves, pour aimer, pour essayer d’améliorer les choses qui ne vont pas, pour offrir un monde meilleur aux générations futures. Tu comprends ?
-Je crois… mais… Papy me manque… Soupire-t-elle en recommençant à pleurer.

-A moi aussi il me manque. Lui avoué-je en la prenant dans mes bras pour la réconforter. Mais j’essaie de me dire qu’il est heureux là où il est. Il a rejoint Mamie, ils vont pouvoir passer l’éternité ensemble, maintenant, et veillez sur nous, ensemble. Je me dis qu’il voudrait que nous soyons heureuses, toutes les deux, et que nous soyons pas tristes trop longtemps.
-Tu crois qu’il est plus heureux maintenant là-bas, qu’avec nous ?
-Bien sûr que non, c’est juste un bonheur différent. Je te raconte ça pour que tu es ça en tête et peut-être, que ça te consolera un peu.
-Maman ….
-Oui ma puce ?
-Toi aussi tu vas mourir un jour ?

Sa question me surprend et ne me met pas spécialement à l’aise. Mais dans son regard larmoyant, je décèle également de l’inquiétude. Comme si elle avait peur de me perdre, après avoir perdu son grand-père. Comme si elle avait peur de se retrouver toute seule.
-Un jour oui. Lui confirmé-je, souhaitant être honnête avec elle. Mais pas avant très longtemps, je te le promets. Ce ne sera pas avant que je sois vieille, avec des rides et des cheveux blancs. Et à ce moment-là, tu seras grande, et peut-être que tu auras ta propre maison.
-Je ne veux pas que tu meures, Maman.
-Je te rassure, je n’ai pas l’intention de te laisser toute suite. Ne t’inquiète pas ma puce, je suis encore là pour très longtemps, je ne vais pas t’abandonner. Je suis là, avec toi, d’accord ? Essayé-je de la rassurer, avant de la serrer contre moi une nouvelle fois.
-D’a… ccord…

Nous restons un moment toutes les deux, seules dans le caveau. Je garde ma fille dans mes bras durant tout ce temps, ne souhaitant pas la lâcher tant que les larmes menacent de couler ses joues. Pire que le décès de mon père, le chagrin de ma fille m’est insupportable.
La porte du caveau s’ouvre subitement, nous faisant sursauter toutes les deux. Je me redresse et constate que Manon est venue nous rejoindre, comme pour vérifier que nous allions bien. Elle me prend alors dans ses bras, pour soutenir dans la perte de mon père.

Joy, quant à elle, décide de sortir du caveau pour prendre l’air. La pluie est toujours au rendez-vous, mais cela n’empêche pas à mes proches de discuter tranquillement dans le cimetière. Malgré le mauvais temps, ils sont tous là, à attendre que nous soyons prêtes à sortir.
Et je ne les remercierais jamais assez pour leur soutien.

Je finis par sortir à mon tour du caveau. Nous sommes retourner à Willow Creek, pour prendre un goûter à la maison. J’ai préparé des gâteaux, un peu plus tôt dans la journée. Cela m’a occupé l’esprit. Mais je n’ai pas eu le cœur d’avaler quoique ce soit.
La journée terminée, et après avoir mis Joy au lit puis veiller à ce qu’elle se soit bien endormie, je me laisse tomber sur mon lit. La journée a été longue, et j’ai l’impression d’avoir enfin l’autorisation de relâcher les tensions. Je suis maintenant seule, je n’ai plus besoin d’être forte pour ma fille. J’ai enfin le droit à un instant, où je peux être triste, où je peux évacuer mon chagrin…

Petit à petit, la vie reprend son cours. Joy retourne à l’école, je reprends également le travail. Le manque est toujours là, mais nous apprenons à vivre avec. Au fil des jours, Joy semble plus légère et commence à retrouver le sourire. Cela me soulage, même si des progrès restent à faire. De son côté comme du mien.
J’ai l’impression de vivre dans le passé. J’ai des souvenirs dans chaque recoin de la maison. Le moindre objet réveille ma mémoire. A chaque fois, cela me mine le moral. Je n’ose plus toucher à quoique ce soit, et je suis incapable d’entrer à l’intérieur de la chambre de mes parents. Au fond de moi, je sais que je serai incapable de m’approprier cette pièce.
Et au fil du temps, je me rends compte que cette maison est trop grande, et que j’ai des difficultés à l’entretenir toute seule. De temps en temps, Ryan passe pour m’aider, mais j’éprouve toujours les mêmes blocages. L’évidence finit par me frapper : nous devons tourner définitivement la page, et changer de maison.
Mais, j’ai retenu les leçons du passé. Cette décision ne m’impacte pas que moi.
-Joy, ma puce, je souhaiterai te parler de quelque chose. Lui annoncé-je, un peu sur la réserve. Je crains sa réaction. Elle était tellement proche de ses grands-parents que j’ai peur qu’elle ne veuille pas partir d’ici.
-Ah ? Fait-elle, visiblement intéressée et curieuse d’en savoir plus.
-Co… Comment tu te sens dans cette maison ?
-Bah… Normal. Mais ça fait drôle qu’il n’y ait plus Papy. J’ai l’impression qu’il est partout.
-J’ai cette impression aussi… Et je trouve la maison grande, pour juste nous deux… Joy, je vais être honnête avec toi. Je pense vendre la maison pour en acheter une autre, plus petite, plus adaptée pour nous. Qu’on ne soit plus dans la maison de Papy et Mamie, mais dans la nôtre. Qu’en penses-tu ? Lui proposé-je, un peu nerveuse.
-C’est pas pour partir en Suède ? Me demande-t-elle, avec un léger sourire en coin. Ma fille ferait-elle des blagues, maintenant ?
-Non, nous n’allons pas vivre en Suède.
-Bon, bah alors d’accord.

Rassurée par la réaction de ma fille, je m’empresse de mettre la maison en vente et de commencer mes recherches de maison. C’est étrange à dire, mais je me sens comme ragaillardie par ce nouveau projet. Je n’ai jamais osé quitter le domicile familial, craignant de me retrouver seule avec Joy. A une époque, je rêvais de m’installer à San Myshuno dans un super petit appartement. Je rêvais de vivre en ville.
Mais aujourd’hui, mes recherches ne comprennent pas la ville. Mes envies ont changé, et je pense également à Joy. Elle a besoin d’extérieur, de verdure, de tranquillité. Tout le contraire d’un quotidien tumultueux en centre-ville.
Et aujourd’hui, je pense avant tout au bien-être de Joy.

Je n’ai aucun mal à vendre la maison de mes parents, ainsi que les meubles. J’ai décidé de ne pas garder grand chose d’ici. Je veux repartir d’une page blanche, et ne pas m’encombrer de choses inutiles ou qui ne me ressemblent pas.
Ce déménagement, c’est avant-tout un nouveau départ.
J’ai également trouvé une maison. C’est Ryan qui m’en a parlé, persuadé qu’elle me plairait. Lors de la première visite, je ne peux qu’admettre qu’il avait raison. J’ai un véritable coup de cœur, et j’espère que Joy le partagera. Je lui fais visiter la maison quelques jours plus tard, et lorsque je vois ses yeux pétiller d’émerveillement, je sais que nous avons trouvé notre nouvelle maison.
Nous n’avons plus qu’à faire nos cartons… Et quitter Willow Creek.

Car la maison que nous avons trouvé se situe à Brindleton Bay, juste à côté de celle de Ryan. Il s’entendait bien avec ses anciens voisins et c’est comme cela qu’il a su qu’ils mettaient leur maison en vente. Ryan est mon frère et c’était l’occasion rêver de me rapprocher de lui, de ma famille.
La maison offre de beaux espaces, sans être trop grande. Elle a seulement deux chambres et une seule salle de bain. Pour nous deux, c’est amplement suffisant.
Maintenant, dans cette nouvelle maison, notre nouvelle vie commence.