
-Oh Rosie ! Je suis tellement content de te revoir ! S’exclame subitement Sven, tandis que je me suis levée mécaniquement. Aussitôt, il me prend dans ses bras alors que je suis encore sous le choc de sa présence ici.
J’ai du mal à croire qu’il soit ici, à San Myshuno, devant moi, alors qu’il est censé être en Suède. L’information a du mal à monter jusqu’à mon cerveau. Pourtant, je suis dans ses bras, je reconnais son visage, sa voix, sa bonne humeur, son odeur… Mais c’est comme s’il y a un bug dans mon système nerveux.
-Sven… Que… Qu’est-ce que … Que tu fais ici ? Bredouillé-je en réponse, sonnée par cette improbable rencontre.

-Je suis là pour le boulot. Me répond-t-il avec un sourire, loin d’imaginer le trouble qui m’assaille. Je travaille dans une maison d’édition, à Stockholm. Je suis ici pour négocier des droits d’édition pour pouvoir traduire et publier des livres d’ici chez nous.
-C’est super ! Ca doit être… intéressant. Essayé-je de me montrer intéressée. Non pas que je m’en fiche, mais j’ai encore du mal à assimiler correctement la situation.
-Oui très. Me confirme-t-il en gardant le sourire. Le pétillement dans ses yeux me prouvent la véracité de ses dires. Désolé de ne pas t’avoir prévenu de ma vue ici… mais… Comme on n’a décidé de ne pas garder contact … Je me voyais pas débouler dans ta vie comme ça …
-Non.. Je… T’excuse pas.. Je comprends. Lui assuré-je, me sentant terriblement mal à l’aise. Comment pourrai-je lui en vouloir de ne pas m’avoir prévenu de sa venue ici alors que je lui cache un plus gros secret ? En pensant à Joy, je n’ai qu’une envie : c’est de partir d’ici en courant.
-Et toi ? Qu’est-ce que tu deviens ?
-Euh, je … je travaille dans une association… Pour promouvoir les droits des femmes.
-Oh ça doit être super intéressant ! Bon, par contre, je suis désolé, je vais devoir y aller. Me signale-t-il après regardé sa montre. Ca te dirait … qu’on… qu’on déjeune ensemble un de ces jours ? Me propose-t-il avec une soudaine timidité. Je dois rester quelques jours pour mon travail. Ca… serait l’occasion de se voir.
-Euh oui pourquoi pas… Accepté-je, soulagée de le voir partir. Dès qu’il a le dos tourné, j’en profite pour prendre la poudre d’escampette et rentrer chez moi.

Lorsque j’arrive chez moi, mon père et ma fille ne sont pas encore rentrés de Brindleton Bay. Cela tombe bien, je suis encore dans tous mes états et je ne me vois pas parler du retour de Sven avec mon père. Cependant, je ne tiens pas en place et il faut que je parle avec quelqu’un de ma rencontre du jour. Il faut que je libère mon esprit, sinon je ne vais pas arrêter d’y penser.
-Oui Caro ? C’est moi … La salué-je aussitôt après qu’elle ait décroché. Excuse moi de te déranger, je sais que tu es chez ta mère mais il faut absolument que je te parle.
-Qu’est-ce qui se passe ? Me demande-t-elle, intriguée par le son de ma voix. La panique doit s’entendre, je présume.
-J’ai vu Sven.
-Ahah très bonne ta blague ! On n’est pas encore le 1er avril tu sais ! Réagit-elle aussitôt en éclatant de rire. Devant mon absence de réaction, je l’entends se reprendre. C’est une blague n’est-ce pas ?
-Pas du tout. Je viens de le croiser juste en bas de chez toi. Il est à San Myshuno pour le travail… Lui confirmé-je, le cœur battant à tout rompre. Je suis dans un état de stress pas possible !
-Oh my God ! S’exclame Caroline, surprise. Le monde est petit !
-Je te le ferai pas dire… Et… Il m’a invité à déjeuner…
-C’est cool ! Ca va vous permettre de parler du bon vieux temps !
-Oui mais Caro… Quand je l’ai vu… Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Joy… Lui avoué-je, la gorge nouée, alors qu’un silence s’installe entre nous.

-Tu comptes faire quoi ? Me demande prudemment Caroline au bout de presque une minute.
-Je sais pas… Je t’avoue que je suis complètement perdue maintenant que je l’ai revu… Soufflé-je. J’ai mille et une pensée qui se bouscule dans ma tête, je ne sais pas quoi faire. J’étais si sûre de moi et de mes décisions en pensant que je ne le reverrai jamais mais maintenant qu’il est dans le coin et qu’il peut, potentiellement, l’être à nouveau, je suis perdue… Toutes mes certitudes ont volé en éclats, Caro…
-Ca va aller Rosie, ne t’inquiète pas. Tente-t-elle de me rassurer. Mais… peut-être que votre rencontre est le signe que… Que tu dois lui parler de Joy ? Me suggère-t-elle ensuite, comme si elle marchait sur des œufs. Je culpabilise un peu au son de sa voix, réalisant à quel point j’ai pu paraître intraitable et intransigeante lorsqu’on en parlait.
-Peut-être… Je ne sais pas… Je ne sais plus … Après tout ce temps ? Joy est bientôt une enfant et qui sait comment va réagir Sven de ne l’apprendre que maintenant.
-Le seul moyen de le savoir est de lui en parler. Me souligne Caroline. Et puis, s’il est amené à revenir par ici, garder l’existence de Joy secrète n’a plus lieu d’être, non ?
-Sans doute… Tu as peut-être raison… Je vais y réfléchir…
-Essaie de prendre une décision avant votre déjeuner. Ca serait la bonne occasion de lui en parler. Dans tous les cas, si tu veux parler, n’hésite pas ! J’imagine que ce ne doit pas être évident pour toi.
-Tu n’imagines même pas….

Au moment où je raccroche avec Caroline, j’entends mon père rentrer à la maison et déposer Joy dans sa chambre. J’hésite un peu, puis je sors de la mienne pour aller la voir. Visiblement, elle n’a pas voulu enlever son manteau et elle joue avec ses cubes. Elle passe beaucoup de temps à les utiliser, c’est affolant.
En m’entendant entrer, elle lève la tête vers moi et je me souris avant de se reconcentrer sur ses cubes.
-Ca a été aujourd’hui chez Tonton ? Lui demandé-je alors.
-Oui. Me répond-t-elle sans se déconcentrer.

Je ne dis rien de plus et je me contente de l’observer. Je remarque une fois de plus ses ressemblances avec Sven. Pour le moment, elle ne pose pas de questions sur son père et vit notre situation familiale comme si tout était normal. Mais qu’en sera-t-il lorsqu’elle ira à l’école ? Qu’elle se rendra compte que les autres enfants ont un Papa et pas elle ? Me sentirais-je de lui avouer que son père n’est pas au courant de son existence ? Et si Sven apprenait un jour, totalement par hasard lors de l’un de ses voyages, qu’il a une fille ?
Je me pose tellement de questions, je suis perdue. C’est moche à dire, mais finalement, c’était plus simple avant le retour de Sven…
Néanmoins, lorsque j’observe la bouille adorable de ma fille, je sais, au fond de moi, que je ne peux pas lui cacher son existence…

Alors, deux jours plus tard, j’accepte l’invitation à déjeuner de Sven. Nous nous retrouvons dans un snack dans la périphérie. L’endroit est tranquille et nous nous sommes installés au fond du restaurant. Au moins, personne ne viendra nous déranger ici.
Le malaise est palpable entre nous. De nombreuses années se sont passées depuis son départ et rien n’est plus comme avant. Nous avons tous les deux grandis, et appris à vivre sans l’autre. Nous retrouver à table ne faisait clairement pas partis de nos projets et cela nous fait tout drôle de nous parler de nouveau. Même si nos échanges ne sont que factuels et ne révèlent en rien notre relation passionnelle passée.
-Donc vous menez des actions en classe, c’est ça ? Me relance alors Sven, alors que nous discutons de mon travail.
-C’est ça. Nous faisons de la prévention auprès des jeunes. Mais ce n’est qu’une partie de mon travail. Je vais également à la rencontre des gens dans la rue, on manifeste, on organise des débats, des conférences… Nous venons en aide aux femmes en difficultés aussi et nous cherchons à travailler avec les politiques pour mettre des mesures en place. C’est riche et varié comme travail et ça permet de se sentir utile au quotidien.
-C’est chouette ! Tu dois t’épanouir dans ton travail, ça te va bien de travailler dans le milieu associatif.
-Oui, c’est super. A aucun moment je regrette de m’être engagée et je n’ai pas le temps de m’ennuyer…

Un nouveau blanc s’installe entre nous. Nous regardons notre assiette sans grande envie et je remarque que Sven ne touche pas à la sienne.
-Tu ne manges pas ? Lui demandé-je intriguée.
-Oh.. Euh… En fait, j’avais pas remarqué qu’il y avait de la viande et …
-Tu es devenu végétarien ? Deviné-je alors.
-Oui… J’ai vu une vidéo sur le traitement des animaux dans les abattoirs et ça m’a dégoûté…
-Oh ça ne fait rien. Ma mère aussi était végétarienne… Lui réponds-je, stressée. Je dois que je dois lui parler de Joy mais je repousse ce moment le plus possible. Et toi, ton boulot ?
-Oh c’est cool. J’ai fait un stage là-bas et ils m’ont pris à l’issu de celui-ci. M’explique-t-il ensuite. Le fait que j’ai fait des échanges à l’étranger a été un plus… J’ai commencé petit mais maintenant, je suis amené à bouger pas mal pour aller à la rencontre d’éditeurs étrangers. Ca me gêne pas, j’aime bien bouger. Je crois que rester en place, c’est pas trop mon truc.
-C’est super… Ca te permet… de voir pas mal de trucs. Soufflé-je ensuite, au comble du malaise. Dois-je vraiment lui parler de notre fille ? Alors qu’il est vraisemblablement en permanence en vadrouille ? Est-ce bien raisonnable ?
J’essaie de rester impassible, mais intérieurement, c’est la panique totale.

-Rosie ? Ca va ? S’inquiète subitement Sven, en me faisant sursauter. Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
-Si si ça va, tout va bien, ne t’inquiète pas. Lui dis-je en réponse tout en secouant la tête. Pour me donner une contenance, je me concentre sur mon hamburger. Est-ce que ce cheese pourrait me sortir de cette situation délicate ?
-Tu es sûre ? Je te sens ailleurs depuis tout à l’heure.
-C’est juste que… Que j’ai quelque chose à t’avouer. Me lancé-je alors, penaude, comme une petite fille prise en faute. Si je ne le lui dit pas maintenant, jamais je n’y arriverai.
-Je t’écoute Rosie, qu’est-ce qui se passe ?

Pour toute réponse, et étant incapable de parler, je me contente de sortir une photo de mon portefeuille. Une photo de ma fille, où elle offre un magnifique sourire. Je la pose en direction de Sven, nerveuse, attendant sa réaction.
-Oh elle est mignonne ! S’exclame-t-il spontanément, sans comprendre. Qui est-ce ?
-C’est.. Joy… Ma… fille. Bredouillé-je en réponse, en me mordant la lèvre inférieure, mal à l’aise.
-Oh tu… Je vois.. Je .. Je ne savais pas que tu … Que tu étais en couple.. Me répond-t-il, soudainement gêné. Ou déçu. Je suis beaucoup trop stressée pour déterminer ce qu’il peut bien ressentir.
-Non, Sven… Je n’ai personne dans ma vie… Joy… C’est toi le père de Joy… Joy est ta fille.

Sven se fige lorsque je prononce ces mots. Son regard se pose tour à tour sur moi et sur la photo. Je devine à son regard qu’il est complètement perdu. Il prend la photo dans ses mains comme pour la regarder de plus près.
-C’est … C’est pas possible Rosie… Je ne peux pas être son père… Souffle-t-il en plein déni, choqué par l’information qu’il vient d’apprendre.
-Si Sven… Ca ne peut qu’être toi… Lui assuré-je d’une voix calme, attendant patiemment sa réaction.
Il s’enfonce une nouvelle fois dans son mutisme, comme s’il lui fallait du temps pour digérer l’information. Il se découvre père du jour au lendemain, et je ne peux qu’imaginer à quel point cela doit être un choc pour lui.
-Pour… Pourquoi tu m’as rien dit, Rosie ? Me demande-t-il, complètement sonné, déboussolé.

-Tu étais reparti en Suède, Sven… Lui expliqué-je alors, doucement, en réfléchissant aux mots que je pourrai employer. Et… J’ai fait un déni de grossesse, je ne l’ai découvert que sur le tard.. Et on avait déjà décidé de ne plus garder contact, tous les deux…
-C’est pas une raison, ça, Rosie.. Réplique-t-il en secouant la tête.
-Je sais bien, mais j’étais perdue à l’époque, Sven. J’étais amoureuse, j’étais au fond du trou parce que tu étais parti et du jour au lendemain, j’ai découvert que j’allais devenir mère, à seulement 18 ans… Puis, après je me suis dit … Que ça allait plus te faire souffrir qu’autre chose… Que toi tu vis en Suède et nous ici… Je ne voulais pas que tu sois déchiré parce que tu as une fille mais que je ne peux pas la voir et t’en occuper… Poursuis-je mon explication, le cœur serré, stressée, ne sachant comment vont se passer les choses ensuite.
-Je… Je suis désolé que tu ais eu à affronter ça toute seule. Finit-il par soupirer après un silence. C’était pas évident pour moi non plus mais j’étais loin d’imaginer …
-Je sais… Et je suis désolée de t’avoir caché son existence. Quand je t’ai revu l’autre jour, et que j’ai réalisé que tu pouvais tomber sur elle, un jour, totalement par hasard, j’ai préféré t’en parler.
-Oui… Ca valait mieux en effet.. Me répond-t-il vaguement. Excuse-moi, il me faut un peu de temps pour digérer ça.
-Oui, bien sûr.. Je comprends…

Nous terminons le repas presque en silence. Nos brefs échanges se limitent à quelques banalités. Sven me pose quelques questions sur Joy, pour en apprendre plus sur elle. Petit à petit, il semble se détendre. Sans doute qu’il assimile mieux le fait qu’il ait une fille.
Quant à moi, je ne me sens pas forcément mieux. Quelque part, je me dis que c’est mieux qu’il soit au courant. Au moins, il pourra prendre une décision sur son implication dans la vie de Joy en connaissance de cause. D’un autre côté… Je suis stressée… Je ne sais pas de quoi demain sera fait et cela me perturbe. Ne plus avoir la main sur ma vie, une nouvelle fois, me gêne et me stresse.
Notre repas terminé, nous payons et Sven remet son manteau et son bonnet puis enlève ses lunettes pour éviter d’être gêné par la buée lorsqu’il va rentrer.
-Je ne sais pas comment tu fais pour rester en pull alors qu’il fait un froid de canard.
-Je suis résistante au froid, que veux-tu. Lui dis-je en souriant timidement. Tu sais… C’est bientôt l’anniversaire de Joy… Alors… Si tu veux faire sa connaissance, tu… Tu pourrais venir si tu veux… Enfin, si tu es encore là à ce moment-là, bien sûr. Lui proposé-je ensuite, lui offrant ainsi l’occasion de rencontrer, enfin, sa fille.
-Je vais m’arranger.