Après ma réunion à l’association, j’ai décidé d’aller me détendre dans un bar. Ce n’est pas forcément une sage décision mais je n’ai aucune envie de rentrer à la maison. Qui sait ce que ma mère a bien pu trouver comme idée pour tenter de me rapprocher de ma fille…
Je soupire en attendant mon verre. Je sais qu’elle veut bien faire. Elle ne veut que mon bonheur et que j’aille de l’avant… Et que je surmonte mon blocage vis-à-vis de ma fille.
Mais pour le moment, je n’y arrive pas. C’est plus fort que moi.
Alors, je fuis.

Je soupire une nouvelle fois en récupérant mon verre. Je me donnerais des baffes parfois. Non, même tout le temps. Je ne suis pas possible d’agir et de réagir ainsi. Je devrais grandir un peu et assumer mes responsabilités. Mes parents ne m’ont pas élevée ainsi, j’en ai bien conscience. Et j’ai une chance inestimables de les avoir à mes côtés pour m’aider.
Mais lorsque je suis devant Joy, toutes mes bonnes résolutions s’envolent et je me retrouve paralysée devant elle. J’ignore pourquoi je réagis ainsi, d’où peut venir ce blocage. Si seulement je pouvais trouver la solution…
Soudain, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. Je m’empresse de le prendre pour regarder mon message.
Un SMS de Caroline, qui me propose de venir la rejoindre chez elle… A San Myshuno. Je souris et j’accepte aussitôt.

Il me faut un peu de temps pour arriver là-bas par les transports en commun, et j’en profite pour prévenir ma mère que je rentrerai plus tard que prévu. Elle ne trouve pas d’objection à me dire. Après tout, Caroline est toute fière de son premier appartement et c’est normal qu’elle m’invite chez elle pour me le montrer.
En arrivant dans le quartier de la mode, je suis saisis par les différences avec le quartier des Épices, dans lequel je passe le plus clair de mon temps. C’est un charme différent.
Je ne tarde pas à sonner à l’interphone et j’entre dans l’immeuble. Arrivée au bon étage, je découvre que Caroline m’attend dans le couloir lorsque je sors de l’ascenseur.
-Hey ! Je suis contente que tu ais pu venir ! S’exclame-t-elle joyeusement, affichant un grand sourire radieux.
-Je n’aurais refusé l’invitation pour rien au monde ! Depuis le temps que tu voulais déménager !
-C’est clair ! Bon, tu verras, ce n’est pas gigantesque mais cela suffit amplement ! M’annonce-t-elle avant de me conduire jusqu’à son appartement.

L’appartement n’est, en effet, pas immense et cela doit lui changer de sa villa à Oasis Springs. Mais il y a largement ce qu’il faut pour y vivre correctement. Un salon avec une cuisine ouverte, une petite salle de bain, une chambre et un bureau. La décoration est plutôt moderne et on voit qu’elle a mis du soin dans l’ameublement.
Caroline rayonne. Je ne l’ai jamais vu comme ça je crois. Depuis qu’elle a intégré l’association, je l’ai vu changer du tout au tout, comme si elle s’est révélée à elle-même. Elle a gagné en assurance et en confiance en elle. Elle a même opté pour un changement de look, plus adulte, et je dois avouer que cela lui va bien.
Après avoir fait le tour de son appartement, nous nous sommes installées sur le canapé pour papoter et jouer aux jeux vidéos. Je ne suis pas une experte mais c’est toujours un plaisir de passer du temps avec ma meilleure amie.

-Je t’ai battu ! Se vante-t-elle d’ailleurs, un peu plus tard.
-En même temps, ce n’est pas bien compliqué ! Ne puis-je m’empêcher de rire à mon tour.
-Tu veux rester dîner ? J’ai de quoi faire dans le frigo ! Et… Y’a Manon qui doit passer ce soir aussi. Ah et il faut que je te montre les photos que m’a envoyé Paul ! Qu’est-ce que c’est beau Selvadorada ! Et sa copine ! Elle est adorable ! J’ai parlé avec elle sur Skype ! Enfin j’ai essayé car mon espagnol est un peu rouillé ! S’exclame Caroline à vive allure, si bien que j’ai du mal à suivre.
-Désolée, je ne peux pas, il va falloir que je rentre, mais c’est gentil. Vous vous entendez bien avec Manon dis donc. J’ai l’impression que vous passez pas mal de temps ensemble. Relevé-je, intriguée, passant le fait que Paul donne régulièrement des nouvelles à sa sœur. C’est une chose normale mais je suis un peu déçue. Il faut dire qu’il n’est pas très loquace avec moi, lorsqu’il me donne de ses nouvelles. Il m’a brièvement dit qu’il a une copine, en effet, mais il ne m’en a pas dit plus.

-Eh bien, elle est gentille, c’est tout ! Et puis, on se connait depuis le lycée, donc c’est facile de bien s’entendre ! Se contente-t-elle de me répondre, bien que je perçois un léger rougissement sur ses joues.
-Ho ho ! Y’a anguille sous roche dis moi !! M’empressé-je de la taquiner, mais ravie pour elle. Surtout si leur relation s’est concrétisée.
-Il y a rien sous roche, tu racontes n’importe quoi ! On est juste amie ! Se défend-t-elle aussitôt.
-Alors pourquoi tu rougis ? Relevé-je avec un sourire taquin, alors qu’elle me balance un coussin en plein visage.
-Comment va ta fille au fait ? Elle a du bien grandir ! Je suis sûre qu’elle est craquante !
-Elle va bien. Elle ressemble beaucoup à son père… Soufflé-je, perdant un peu de ma bonne humeur.
-Tu… Tu es sûre que tu ne veux toujours pas parler de Joy à Sven ? Me demande alors Caroline après un silence entre nous, légèrement inquiète pour moi. Ca t’aiderait peut-être de savoir qu’il est au courant, qu’il n’y a plus de secret entre vous.
-Après tout ce temps ? Soupiré-je, dépitée. Non, c’est trop tard. Il a sa propre vie maintenant. Je n’ai pas envie de revenir et de tout gâcher….
-Il n’est jamais trop tard, tu sais ?

Un peu ailleurs, je finis par laisser Caroline pour rentrer chez moi. Il commence à faire nuit et j’aimerai éviter de rentrer trop tard.
J’ai eu l’esprit dans le vague, sur le trajet retour vers Willow Creek. Et si j’étais plus perturbée que je veux bien l’admettre sur l’absence de Sven dans la vie de Joy ? Si mon choix de le laisser dans l’ignorance, sans savoir comment il réagirait à l’annonce qu’il a une fille, avait un impact sur ma relation actuelle avec ma fille ?
Je suis incapable de le dire, d’autant plus que je suis toujours convaincue d’avoir fait le bon choix. Et puis… Sven vivant en Suède, même s’il était au courant, il ne pourrait pas être présent dans la vie de sa fille. Comment agir comme un père quand on vit à des milliers de kilomètres ?

-Tu vas bien ma chérie ? Me demande ma mère en s’installant à table avec moi. Tu es ailleurs depuis que tu es rentrée. Ca s’est mal passée ta réunion ?

-Ca a été, comme d’hab. Je suis juste un peu fatiguée. Lui dis-je en réponse. D’autant plus que j’ai fait un détour avant de rentrer du coup.
-Ah oui, et comment va Caroline d’ailleurs ?
-Elle va bien. Son appart’ est chouette d’ailleurs. Soufflé-je, n’osant avouer le fond de ma pensée. Car l’appartement de ma meilleure, c’est le genre d’appart’ que j’aurais aimé avoir… Si je n’avais pas eu Joy. Si j’avais pu partir de chez mes parents et profiter de mon indépendance.
Mais aujourd’hui, c’est impossible, car il faut bien admettre que je serai incapable de m’occuper de Joy toute seule et je ne peux décemment pas l’abandonner chez mes parents.

-Où est Papa ? Demandé-je soudain, pour changer de sujet.
-En haut, en train de s’occuper de Joy.
-Elle a été sage aujourd’hui ?
-Très, un vrai petit ange. Me confirme ma mère avec une pointe de fierté dans la voix.

A la fin du repas, je décide donc de monter pour rejoindre mon père et ma fille. Il faut que je fasse des efforts, pour elle. Elle me rappelle beaucoup son père, certes, mais elle est aussi la seule chose qui me reste de lui. Alors, même si je me sens pas capable de m’occuper d’elle, cela ne veut pas dire que je dois être absente de sa vie.
-Ca va Papa ? Lui demandé-je en entrant dans la salle de bain, tandis qu’il essaie d’apprendre l’air de l’utilisation du pot à Joy.
-Ca va, ça va. J’attends que Joy comprenne qu’elle doit faire popo dans son pot mais elle n’a pas l’air décidé pour le moment. Qu’est-ce que tu fais avec ton assiette dans la main ?
-Je voulais venir te voir alors autant la laver ici. Haussé-je les épaules comme si la réponse est évidente. Elle n’a peut-être pas envie ?
-J’ai un gros doute, vu comment elle se tortille dans tous les sens !

Je ne peux m’empêcher de sourire à cette réflexion, essayant d’imaginer Joy en situation. Et puis, quand je la regarde sur son pot, je ne peux m’empêcher de rire.
-Qu’est-ce qui te fait rire ? Me demande mon père, visiblement étonné.
-Sa tête ! Elle fait preuve d’une intense concentration ! Lui signalé-je, pour qu’il observe à son tour la bouille de sa petite-fille.
Yeux plissés, sourcils froncés, lèvres pincées, Joy semble effectivement très concentrée sur sa tâche. Mon père ricane à son tour, tout en étant attendri par la bouille de Joy.
-Pas drôle ! Pas zenti ! Boude-t-elle d’ailleurs, comprenant être la source de nos rires.

Après que Joy daigne enfin faire « popo » dans son pot, comme dirait mon père, elle commence à manifester son petit caractère. Tandis que mon père la rhabille, cette dernière continue de gesticuler dans tous les sens. Et le pire vient quand il annonce qu’il est l’heure d’aller dormir…
-Non ! Ze veux jouer ! Exige Joy en pleurant de chaudes larmes de crocodile. En l’entendant crier ainsi, je ne peux m’empêcher de grimacer. Mes pauvres oreilles…
-Non Joy, il est l’heure de dormir ! Tu es fatiguée ça se voit ! Se montre ferme mon père, loin de se laisser impressionné par un bambin en crise. Il faut dire qu’il en a vu d’autres.
-Zouzou !
-Non Joy ! Je te mets en pyjama, et au lit ! Je te raconterai une histoire, mais seulement si tu te calmes !
-….Doudou ? Marmonne-t-elle d’une petite voix implorante après un silence, tout en lançant un regard digne du Chat Potté à son grand-père.
-Oui, je vais te donner ton doudou. Aller, au dodo !

Le lendemain, j’ai du partir tôt au travail. En plus, j’ai du filer précipitamment, n’étant pas en avance pour me rendre à San Myshuno.
Néanmoins, en partant, je surprends une conversation entre mes parents. Ils sont tous les deux installés sur le canapé à regarder la télé, le baby phone posé non loin pour guetter le réveil de Joy. Et apparemment, je suis le centre de leur conversation.

-Nick, tu crois qu’elle va finir par y arriver ? Semble s’inquiéter ma mère.
-J’en suis convaincu. Essaie-t-il de la rassurer. Regarde, elle ne sort plus systématiquement de la pièce quand il y a Joy. Elle observe juste, certes, mais c’est déjà un début…
-C’est sûr qu’avant, elle ne pouvait pas regarder sa fille plus de 5 minutes. Soupire ma mère. Mais j’ai tellement peur qu’elle regrette plus tard, de ne pas avoir profité de ces moments-là avec sa fille. Et puis, nous ne sommes pas éternels, que se passera-t-il quand…
-Ne t’inquiète pas. Rosie est forte, elle saura gérer quand le moment sera venu. Reste confiant mon père alors que mon cœur se serre. Il est vrai que j’ai tendance à oublier qu’un jour, mes parents ne seront plus là. Cette idée m’est insupportable, inconcevable. Ils ont toujours fait partie de ma vie, et c’est comme s’ils étaient immortels dans mon esprit. Mais que ferai-je, le jour où leur heure sera venue ?
Chassant cette idée de mon esprit, je ne tarde pas à sortir de la maison pour ne plus y penser.

-Ah, on dirait que Joy est réveillée ! Fini de manger tranquille, je m’en occupe ! S’exclame alors Maetha.
Laissant son époux finir de déjeuner sur le canapé, Maetha se rend rapidement à l’étage pour rejoindre la chambre de Joy. La fillette est tranquillement en train de jouer avec ses cubes en bois, s’amusant à faire des tours avec. En voyant sa grand-mère, elle affiche un grand sourire innocent.

-Eh bien ma puce, on dirait que tu es bien réveillée ! Aller, c’est l’heure du bain ma grande !
-Non ! Veux pas prendre de bain ! Proteste aussitôt Joy en secouant la tête de droite à gauche en affichant une moue boudeuse.
-Si si, au bain ! Sinon, Mamie va appeler les aliens ! Fait-elle mine de menacer. Aussitôt, les yeux de Joy s’arrondissent comme des soucoupes.
-Des a-li-ens ? S’exclame-t-elle en articulant chaque syllabe.
-Oui les aliens ! Et ils adorent les petites filles qui sentent mauvaises ! Et tu peux me croire, je les ai déjà vu !
-Bain ! Bain !
-J’aime mieux ça !

Maetha n’est pas forcément très fière d’utiliser ce subterfuge pour contraindre à sa petite fille à prendre son bain. Ce n’était pas la première fois qu’elle menaçait de faire venir les aliens et cela marche à tous les coups. Mais, Joy semble davantage fascinée que terrifiée. Elle pose, ou du moins essaie, plein de questions à sa grand-mère sur ces mystérieux aliens, venant d’un autre monde et adore l’entendre raconter ses histoires.
-Bouaaah ! Le méchant alien éponge vient t’attaquer ! S’exclame joyeusement Maetha en utilisant une voix grave tout en approchant l’éponge de Joy pour lui mettre de la mousse sur le bout du nez.
-Aaah ! Cana aide moi !! Se prête-t-elle au jeu en tendant son canard en plastique vers l’éponge maléfique.
-Canard ma puce, ca-nard. La corrige aussitôt Maetha. Les aliens ont besoin de précision pour avoir peur !
-Bouh ! Réplique alors Joy en éclaboussant sa grand-mère.

-Mamie, sont comment les a-li-ens ? L’interroge Joy après que Maetha l’ait sorti du bain et habillée d’une adorable petite robe jaune.
-Ils sont tout vert ! Ou tout bleu … Ca dépend desquels. Et ils vivent dans l’espace ! Mais ne t’inquiète pas, maintenant tu es toute propre, ils ne viendront pas te chercher ! Lui assure-t-elle avant de se pencher pour lui avouer, comme une confidence. Mais pour tout t’avouer, les aliens, ils ne sont pas si vilains que ça.
-Oooooh ! Gentil a-li-ens ?
-Oui, c’est ça, gentils !

Après ce bon bain, Joy se dépêche de retourner dans sa chambre pour profiter de sa maison de poupées. Et il ne faut pas très longtemps pour réclamer sa grand-mère, afin qu’elle vienne jouer avec elle.
Maetha ne se fait pas prier. Elle se dépêche de rejoindre sa petite-fille et s’installer avec elle sur le sol. Elle sait que ce n’est pas forcément une bonne idée, qu’elle aura beaucoup de mal à se relever au vue de son grand âge, mais ce n’est pas grave. Elle renoncerait pour rien au monde de jouer avec sa petite fille ! Et puis, Nick l’aidera à se relever ! Elle n’aura qu’à crier au secours !
-Mamie, a-li-ens ! S’exclame Joy en tendant une poupée à Maetha.
-C’est une alien ? D’accord ! Mouahahahahaha je viens conquérir le monde !!
-Non ! Gentil a-li-en !! Proteste aussitôt la fillette.
-Oups ! Pardon ! Hey coucou ! Je viens faire du tourisme ! Il y a quoi à visiter par ici ? Il y a du gloubi-boulga à manger ?
-Beeeeh non !! Grimace aussitôt Joy à l’entente de ce mot bizarre, faisant rire sa grand-mère, attendrie par sa frimousse et son petit nez froncé.