Une fois prête, je souhaite une bonne soirée à Maman et Paul, prend mon manteau et file attendre Sarah dehors. Comme d’habitude, elle est ponctuelle et nous nous rendons à Winbenburg tranquillement. Je sens que Sarah est surexcitée à l’idée de retrouver son « Celian d’amour » ce soir. Je ne l’aurais jamais cru aussi mielleuse et je sens que la soirée va être longue. J’espère que le frère de Celian ne sera pas trop barbant ou trop débile. Sinon, je risque de partir avant le dessert.
Nous arrivons à l’heure au restaurant Le Lagon*, spécialisé dans les poissons et les fruits de mer. Nous ne serons pas trop dépaysées avec Sarah, nous qui vivons sur la côte.
Apparemment, Celian et son frère sont déjà arrivés. Le serveur nous conduit donc à l’étage, là où se trouve notre table. Mais lorsque nous terminons de monter les marches de l’escalier, et que je repère notre table -la seule occupée de la pièce-, je ne peux m’empêcher de me figer sur place.

-Joy, ça va ? M’interroge alors Sarah qui manque de me rentrer dedans. Viens, ils ne vont pas te manger !

Je suis incapable de lui répondre. Je suis focalisée sur l’homme qui est assis à table. Je vois à peine l’autre homme, qui lui ressemble et qui se lève de table pour embrasser Sarah. Je la vois s’approcher de celui qui est resté assis pour le saluer poliment et se présenter.
Je suis totalement pétrifiée. Des souvenirs humiliants s’imposent dans mon esprit, tandis que j’ai du mal à croire qu’il soit là, ce soir. Comment est-ce possible ? Est-ce le destin qui s’amuse à me tourmenter ?

-Et je vous présente ma cousine, Joy ! Viens Joy, ne t’inquiète pas, ils ne vont pas te manger ! Me taquine-t-elle en venant me tirer par le bras pour m’inviter à rejoindre la table. Pourquoi a-t-elle dit ça ? Veut-elle me tuer de honte ?

-Joy ! Je te présente Celian ! Commence-t-elle sur un ton enjouée alors que mon cerveau est en train de bugger. Je remarque à peine qu’elle désigne l’homme aux cheveux mi-long et une barbe fournie. Puis, elle désigne celui qui est resté assis. Brun avec des lunettes, dont je reconnaîtrais le visage entre mille. L’inconnu de la bibliothèque. Et lui, c’est son frère, Cédric !
Cédric… L’inconnu n’en est plus un, il a maintenant un prénom. Je sens Sarah m’appuyer sur l’épaule pour que je m’installe à table et je m’assois machinalement. Face à lui. Super.
-Enchanté… Joy. C’est un plaisir de faire ta… connaissance. Me dit-il, le regard appuyé sur ma personne. Je me contente de lui offrir un sourire timide et de hocher la tête, incapable de prononcer le moindre mot.
Est-ce qu’il me reconnait ? Est-ce qu’il se souvient de ma bêtise ? Bien sûr que oui ! Sinon il ne me regarderait pas avec autant d’insistance !

L’ambiance est étrange à table. Je n’ose pas parler. J’ai peur d’être ridicule. Mais ne le suis-je pas en restant muette ? Je me plonge dans la lecture du menu, pour me donner une contenance. Je me mets à prier tous les dieux de l’univers pour que le dîner se termine le plus rapidement possible. Ou qu’un trou de souris se présente et que je puisse me cacher dedans.
Sarah ne semble rien remarquer. Elle fait la conversation avec enthousiasme. Celian parait plus mesuré mais il a l’air d’être heureux d’être ici. Quant à Cédric… Je n’arrive pas à savoir ce qu’il peut se passer dans sa tête. Il répond aux questions de Sarah avec aisance, mais son regard ne cesse de se poser sur moi.

-Au fait, je vous ai pas dit ! Joy fait un métier trop cool ! Elle est astronaute ! S’exclame brusquement Sarah, en me faisant sursauter. Je sens tous les regards se poser sur moi. Je rêve où elle essaie de m’intégrer à la conversation ? Mais je n’ai rien demandé !
-Vraiment ? En semble surpris Celian. C’est cool ! On dirait pas quand on te regarde. Tu es déjà allée dans l’espace ?
-Pas encore. En fait, je travaille dans la salle de simulation. Bredouillé-je en serrant les dents. Je n’aime pas que l’on me rappelle que je n’ai pas le physique de l’emploi. Comme si une apparence déterminait notre avenir professionnel ! Je me sens encore plus mal à l’aise, tout d’un coup. Mais j’espère y aller un jour.
-Je te le souhaite ! C’est vraiment cool ! Hein Cédric ? On va connaitre quelqu’un qui voyage dans l’espace !
-Ouais c’est chouette. Répond simplement Cédric, sur un ton pensif. Je ne sais pas tellement comment je dois le prendre. Et puis, qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Je le connais à peine et ce n’est pas comme si j’allais le revoir !

-Et toi Cédric ? Tu fais quoi dans la vie ? L’interroge Sarah, sans perdre son enthousiasme. Je ne sais pas comment elle fait pour être aussi à l’aise en société.
-Je travaille à mi-temps à la bibliothèque d’Oasis Springs. Lui répond-t-il avec bienveillance. De temps en temps, quand il y a besoin, je vais travailler à celle de Willow Creek. Ils ont souvent des problèmes informatiques alors je viens donner un coup de main.
-Oh c’est intéressant. Ca te plait ? Tu n’as pas envie de passer à temps plein ? Continue ma cousine sur sa lancée alors que je me sens pâlir à vue d’œil. Note à moi-même : ne plus jamais mettre les pieds à la bibliothèque.
-C’est cool oui, mais je n’ai pas envie d’y travailler davantage. En fait, le reste du temps, je travaille en free-lance en temps qu’auteur. Mon boulot à la bibliothèque me permet juste d’avoir un revenu fixe tous les mois pour être honnête.
-Ouais je vois, ça se comprend. Au fait j’y pense, vous vous êtes peut-être déjà croisés, non ? Réalise brusquement Sarah, en nous désignant Cédric et moi. J’ai déjà entendu Tata dire à mon père que tu allais souvent à la bibliothèque ! Elle pensait même que c’était un nom de code pour dire que tu voyais un mec ! Ajoute-t-elle alors que j’ai subitement des envies de meurtre. Tiens, dommage, il n’y a pas de Nigiri de Fugu sur la carte. Je ne sais pas pourquoi, mais j’en aurais bien commandé.

-T’es hilarante Sarah, vraiment. Marmonné-je, rouge de honte.
Le serveur arrive, et je remercie le ciel de nous l’envoyer pile à ce moment-là. Pourvu que cet interlude nous permette de changer de sujet.
Malheureusement, je crains que mon souhait ne soit pas exhaussé. Sitôt le serveur parti avec notre commande, Celian revient aussitôt à la charge.

-Sérieux Joy, tu vas fréquemment à la bibliothèque ? Ou c’était vraiment un nom de code ? M’interroge-t-il, sur un ton taquin. Je le maudis profondément, en cet instant.
-J’allais vraiment à la bibliothèque. J’ai souvent besoin de plans pour la construction de ma fusée et ça ne se trouve pas sur internet.
-Attends… Tu construis une fusée ?
-Oui elle en a une dans son jardin, chez sa mère. Confirme avec amusement Sarah. J’en vois le haut de la fenêtre de ma chambre !
-Alors là, c’est encore plus cool ! Et même pas tu te vantes de ça, c’est admirable ! En souffle d’admiration Celian. J’en serais presque touchée si je n’étais pas aussi gênée. Et vous vous êtes déjà vu tous les deux ? Le monde serait sacrément petit quand même !

Je ne sais pas quoi répondre. Je ne peux décemment pas dire la vérité ! Comment avouer que je l’ai déjà vu, sans jamais avoir osé lui parler ? Que la seule fois où il m’a adressé la parole, je me suis ridiculisée à un point inimaginable ?
Non, ce n’est pas possible ! Je dois absolument nier, le plus rapidement possible ! Il faut que j’ôte tout soupçon !

-Non, on ne s’est jamais vu avant ce soir. Répond à ma place Cédric, avec une assurance déconcertante.
Je suis sincèrement surprise par sa réponse. Me serais-je trompée ? Ne m’a-t-il pas reconnu ? Je ne sais pas si je dois me réjouir ou être déçue.
Puis, mon regard croise le sien. Je remarque qu’il me sourit. Tout de suite, je comprends. Il m’a reconnu, il a juste menti à son frère. Mais pour quelles raisons ? Cela n’a aucun sens…

Je sors brusquement de mes pensées au moment où le serveur revient avec nos plats. Je me sens soulagée de voir mon assiette devant moi. Manger va m’apporter une délivrance, celle de ne plus être obligée de participer à la conversation. Cette situation est beaucoup trop bizarre et j’ai hâte de rentrer chez moi.
D’autant plus que je sens toujours le regard de Cédric sur moi. Pourquoi me regarde-t-il autant ? Pourquoi ne participe-t-il pas à la conversation?

A moins que j’ai un bouton en plein milieu du nez ?

J’essaie de l’ignorer. Il me perturbe beaucoup trop pour que je parvienne à garder une contenance. Je jette un coup d’œil du côté de ma cousine. Sa soirée semble se dérouler bien mieux que la mienne. Elle semble en admiration devant son assiette mais je vois bien que c’est Celian qu’elle regarde avec ce regard amoureux.
Je mentirai si je disais que je m’en fichais. Au contraire, cela me touche de la voir ainsi. Ce serait super qu’elle trouve chaussure à son pied et que cela marche avec Celian.
J’ai soudainement un pincement au cœur. Comment fait-elle pour être aussi à l’aise ? Elle est capable de parler avec n’importe qui et de s’en faire un ami. Je suis certaine qu’elle n’a eu aucun mal à séduire son Celian, ou n’importe quel autre gars d’ailleurs. Et aujourd’hui, elle s’apprête à vivre une idylle sans même montrer le moindre signe de nervosité.

J’essaie de chasser ces pensées de mon esprit. Me comparer avec ma cousine ne me mènera à rien. Nous sommes totalement différentes elle et moi, et au fond de moi, je sais très bien que je n’ai aucune envie de lui ressembler. Être entourée de trop de mondes, surtout des inconnus, me met mal à l’aise et ce n’est pas demain la veille que cela va changer. C’est simplement cette soirée, et revoir Cédric après mon humiliation à la bibliothèque, qui me montent à la tête.
Je dois simplement être patiente et lorsque cette soirée sera terminée, tout reviendra comme avant.

Le reste du repas se passe sans encombre. Sarah insiste pour un dessert et nous suivons le mouvement. A mon grand désarroi, moi qui aurait aimé pouvoir m’éclipser rapidement. A croire que ma cousine aime faire durer le supplice…. Ou qu’elle soit trop dans sa bulle pour se rendre compte que j’ai hâte de rentrer chez moi. Je pourrais partir dès maintenant, mais l’idée d’être la première à m’en aller, avant même la fin du repas, me met à l’aise. Cela me donnerait l’impression d’être impolie et de leur signifier que je passe une mauvaise soirée.
Alors qu’en toute honnêteté, cette soirée n’est pas si mauvaise que ça.
Après le dessert, nous sortons enfin du restaurant. Minuit sonne, la nouvelle année commence. Nous nous souhaitons une bonne année, Sarah et Celian s’embrassent pendant que Cédric et moi regardons ailleurs. Sarah prétend s’éloigner pour appeler ses parents et Celian l’accompagne pour ne pas la laisser seul.
-Ils en mettent du temps. Remarque alors Cédric alors que cela fait bientôt un quart d’heure qu’ils se sont absentés.
-Sarah a peut-être du mal à joindre ses parents. Le réseau doit être saturé… Supposé-je alors que je ne crois pas moi-même à cette hypothèse.
-On va dire ça. Je ne préfère pas imaginer ce qu’ils sont en train de faire.
-Moi non plus.

-Le monde est petit, n’empêche. Ajoute Cédric, faisant exactement ce que je craignais qu’il fasse. Me parler de la bibliothèque. Qu’elle était la probabilité que nous nous retrouvions à jouer les chaperons ce soir, après s’être croisés à la bibliothèque ?
-Il y avait peu de risque en effet. Admis-je, un peu intimidée par la situation. Tu… crois vraiment que l’on jouait les chaperons ?
Bien sûr. Mon frère m’a déjà laissé seul au Nouvel An sans le moindre remord. Je ne voulais pas venir à l’origine, mais je n’aurais jamais cru qu’il aurait réussi à convaincre sa copine de venir avec quelqu’un. Mais au final, je ne regrette pas, c’était plutôt… sympa.
-Je… Je voulais te remercier d’ailleurs…. De n’avoir pas dit à ton frère que nous nous sommes déjà vus…
-Il n’y a pas de quoi. Me répond-t-il dans un haussement d’épaules. Je n’ai rien à cacher, mais vu comme tu étais déjà rouge, je ne voulais pas que tu sois encore plus mal à l’aise. Et, j’avoue que j’avais peur que tu finisses par imploser. Ajoute-t-il avec un sourire moqueur sur les coins des lèvres. C’est moi ou il se paie ma tête ?
-C’est moche de se moquer !
-Je ne me moque pas, je te taquine. Rectifie-t-il avec amusement. D’ailleurs, je ne comprendrais jamais pourquoi tu m’as parlé de chatons alors que tu lisais un livre de science-fiction.

-Je dois avouer que je ne suis pas très à l’aise en société… Disons que tu m’as prise au dépourvu et que j’ai paniqué. Lui avoué-je, sans pour autant tout lui dire. Je ne vais quand même pas admettre devant lui qu’il m’intrigue depuis longtemps ! Je n’ai jamais eu aussi honte de toute ma vie ! Laissé-je échapper avant de le regretter dans la seconde qui suit. Il faut vraiment que j’arrête d’enchaîner les boulettes !
En réaction, Cédric se contente de rire, mais sans méchanceté.
-Je dois avouer que c’était plutôt drôle en effet. Dis-moi, quand tu es partie, tu as fui ou tu partais vraiment travailler ?
-J’allais vraiment travailler… Je suis juste partie avec un peu d’avance. Je suis désolée pour ma bourde, tu sais…
-Il n’y a pas de quoi être désolée. Ca arrive à tout le monde.
-Tu as beaucoup de lecteurs qui viennent te parler de chatons au lieu de science-fiction ?
-Je dois admettre que, sur ce coup-là, tu es unique. Me dit-il, sans réussir à s’empêcher de rire.

Nous discutons pendant un moment avec Cédric. Petit à petit, je me sens plus à l’aise avec lui. J’arrive à lui parler normalement, sans bafouiller, sans sortir des âneries. Nous arrivons même à plaisanter. J’en oublie presque que Sarah et Celian ne sont toujours pas revenus.
Au bout d’un moment, nous finissons par comprendre qu’ils ne reviendront jamais et que ces deux traites nous ont abandonnés. Cédric insiste pour me raccompagner, au moins jusqu’à Brindleton Bay. Je refuse au début mais je finis par accepter. Sa compagnie est agréable et je ne suis pas contre le fait de passer quelques minutes supplémentaires avec lui. Le trajet jusqu’à chez moi me semble trop court. Dans son regard, je devine que c’est le cas pour lui aussi.
Et je suis sûre de ne pas me tromper là-dessus, pour la simple et bonne raison qu’avant de partir pour rentrer chez lui, il m’a demandé mon numéro de téléphone.
J’essaie d’être discrète lorsque je rentre dans la maison, mais je constate vite que Maman et Paul ne sont pas rentrés. Je me rends directement dans ma chambre et je me laisse tomber sur mon lit, le sourire aux lèvres et avec la certitude de le revoir un jour.

* Le restaurant Le Lagon est une création d’@Angerouge. J’ai juste un peu modifié l’étage pour y ajouter un bar et un karaoké.

J’espère que cette rencontre entre Joy et Cédric vous a plu 😉 Sachez que Cédric et Celian ne sont pas totalement des inconnus. Leur nom entier est d’ailleurs Cédric et Celian… Chastain. Oui, comme les Chastain de Lalia. En effet, ils sont issus d’une partie parallèle et provisoire, où Orion Chastain, G5 de son NSBC, a eu une aventure avec la célèbre Sonia Gothik. De cette aventure, sont nés Cédric et Celian. Je trouvais le clin d’oeil sympa 😉