
Une fois la Fête de l’Hiver passé, j’ai repris le chemin du travail. Je fais mon possible pour ignorer mes collègues, mais ils font preuve d’ingéniosité pour me casser les pieds au quotidien. Il y en a toujours un qui est sur mon dos et surveille mon travail. Tous les jours, il y a toujours un petit malin qui me demande d’aller chercher le café. Si seulement ils pouvaient mettre autant d’énergie à faire leur travail… Ma seule satisfaction est de leur prouver qu’ils ont torts. Ils ne peuvent s’empêcher de me donner des conseils, mais ils sont la majorité du temps à côté de leurs pompes. Et lorsqu’ils s’aperçoivent que j’ai raison, je suis obligée de me retenir de rire en voyant leur tête déconfite.

Après, j’admets volontiers que je ne sais pas tout. Sinon, je passerai déjà la plupart de mes journées de travail à explorer l’espace. Mais je fais tout mon possible pour combler mes lacunes. Travailler sur ma propre fusée m’aide beaucoup. Je ne peux pas être plus proche des différents mécanismes que lorsque j’étudie pour savoir comment l’améliorer et que j’essaie d’installer les différentes améliorations…

Mais je ne suis pas à l’abris de quelques accidents. Il m’arrive de faire peur par moment, mais rien de grave. J’évite d’en parler à Maman, pour ne pas qu’elle ne se fasse du soucis pour rien. Si elle savait, elle ferait enlever ma fusée sur le champ !
Mais c’est grâce à ces erreurs que j’apprends, et que je peux faire correctement mon travail par la suite. Quand je me trompe, je cherche ce qui ne va pas, et dès que j’ai identifié la défaillance, je sais comment faire pour m’en débarrasser et ne pas reproduire la même erreur.
Au final, c’est le principal, non ?

Quand je bloque sur l’avancement de ma fusée, je me rends à la bibliothèque de Willow Creek pour faire des recherches sur les fusées et le bricolage. Le fonds n’y ait pas très développé par rapport à la bibliothèque d’Oasis Springs, mais elle est plus proche de chez moi et les horaires d’ouverture sont plus élargies. Par chance, les deux bibliothèques fonctionnent en réseau et une navette passe régulièrement. Grâce à ce dispositif et aux bons conseils de la bibliothécaire, j’arrive à m’en sortir dans mes recherches.

J’adore apprendre de nouvelles choses, et mes recherches sont souvent fructueuses. Je ressors souvent de la bibliothèque avec plein d’idées à mettre en place sur ma fusée. Je mémorise tout et je visualise comment appliquer les différentes informations que j’ai collecté. C’est plutôt pratique et cela m’évite d’emprunter les différents livres que je consulte ! Surtout pour ceux qui ne sont consultable que sur place.

J’aime beaucoup l’environnement de la bibliothèque. C’est un endroit calme, peu fréquenté durant la journée en semaine, propice à la concentration et à la réflexion. Ici, je peux travailler calmement, sans être déconcentrée par les bruits de la maison.
Enfin, la plupart du temps, si je veux être tout à fait honnête.
Quand il n’est pas là, j’arrive parfaitement à me concentrer et à me plonger dans les livres. Par contre, quand il est là… Je ne peux m’empêcher de l’observer à la dérobée…

Je ne pourrais pas dire qui il est. Je n’ai jamais osé lui parler. Je sais juste qu’il fréquente régulièrement la bibliothèque et qu’il travaille sur les ordinateurs. Je l’ai déjà vu le nez dans un livre, mais c’est plus rare.
Je l’ai remarqué un jour, par hasard, en cherchant des plans de fusée. A ce moment-là, j’étais à la fin du lycée. Je ne pourrai pas expliquer pourquoi, mais il m’a intriguée. Sans doute parce qu’il ne ressemble en rien aux garçons que je connais. Il semble plus calme, plus réfléchi que ceux que j’ai l’habitude de côtoyer. Aujourd’hui plus qu’auparavant, quand je le compare avec mes imbéciles de collègues.
Depuis cette première fois où je l’ai vu, j’avoue qu’il m’est arrivé de venir à la bibliothèque juste dans l’espoir de le croiser, et de le voir froncer les sourcils pour se concentrer.

Mais parfois, j’espère aussi ne pas le voir. Quand il est là, j’ai l’impression de devenir stupide à mon tour. Je me moque souvent de ma mère et son attitude avec Paul, et cela me tue de devoir admettre que je ne suis finalement pas mieux qu’elle quand il s’agit des garçons. Les chiens ne font pas des chats, on va dire.
Par moment, j’essaie de prendre mon courage à deux mains, et d’essayer d’aller lui parler. Au pire, qu’est-ce que je risque ? Il s’agit d’un parfait inconnu et je ne perdrais rien s’il m’envoie sur les roses.
Mais si, malgré ses airs sérieux et bien propre sur lui, il n’était qu’un idiot comme les autres ? Après tout, je ne le connais pas et les apparences sont souvent trompeuses…

Alors, ma réserve et ma timidité reprennent le dessus. Je fais mine de m’être trompée de livres et je m’éloigne vers les rayonnages. Je me sens bête dans ces moments-là, et si j’étais une adepte des réseaux sociaux, je m’auto attribuerais un #psychopathe.
Fort heureusement, il semble souvent bien trop absorbé dans sa tâche pour me remarquer. Sinon, de quoi j’aurais l’air ?
Je me dis qu’il vaut mieux que j’évite d’essayer quoi ce soit. Aller vers les autres n’est vraiment pas pour moi. Et puis, ma petite vie me convient bien alors, pourquoi essayer d’en changer ?

Sûre de cette nouvelle résolution, je m’empare d’un nouvel ouvrage et je m’installe sur une autre table, éloignée de cet inconnu. Pour une fois, je me plonge dans un roman. Je ne vais pas tarder à partir pour aller travailler et me détendre un peu avant de retrouver mes imbéciles de collègues ne me fera pas de mal.
J’entends vaguement quelqu’un s’asseoir en face de moi, mais je n’y prête aucune attention. Je suis bien trop plongée dans mon roman de science-fiction pour faire attention au monde qui m’entoure. Idéal pour oublier l’inconnu des ordinateurs.
-Bonjour. Ca a l’air passionnant ce que vous lisez. M’interpelle soudain une voix masculine.

Comprenant que l’on vient de me parler, je redresse la tête pour dévisager celui qui ose interrompre ma lecture. Lorsque je le reconnais, je me fige de stupeur… Littéralement. Je rêve ou il vient de m’adresser la parole ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce qu’il me veut ? Et je lui dis quoi ? Mon dieu, je dois le regarder comme la dernière des demeurées, il va me prendre pour une folle. Je vais bien le mériter mon hashtag.
-Euh, vous allez bien ? Me demande-t-il devant mon absence totale de réponse… Avec sa voix grave, suave…
-Chat ! M’exclamé-je en réponse, sans réfléchir. Non mais, qu’est-ce que je raconte ?
-Pardon ? Ne semble-t-il pas comprendre, devant ma réponse venue de nulle part.
-Mon livre, ça parle d’un chat! D’un bébé chat ! On est dans la peau d’un bébé chat ! Précisé-je, alors que je me tape mentalement le front. Je raconte vraiment n’importe quoi. Depuis quand un livre de science-fiction parle d’un chaton ? D’ailleurs, ce n’est pas le livre que lit Maman ces derniers temps ? Et pourquoi je pense à ma mère, là, maintenant ?
-Oh, c’est original comme point de vue. Et c’est bien ?

Je me sens tellement ridicule. Comment avoir l’air crédible devant un homme en lui présentant un livre sur un chaton ? Surtout quand ce n’est absolument pas ce qu’on est en train de lire ?
Je ne sais pas comment me dépêtrer de cette situation. J’admets avoir imaginé plusieurs fois notre première conversation, de plusieurs manières possibles. Mais la réalité est clairement catastrophique.
Soudain, je repense à l’heure et j’écarquille les yeux.
-Excusez-moi, je … Je voudrais bien continuer cette conversation mais il faut que j’aille travailler. Bredouillé-je rapidement en refermant le roman pour le serrer contre moi, priant intérieurement pour qu’il ne remarque pas la couverture.
-Oh d’accord. Bon courage dans ce cas, et bonne journée.
-Merci et vous aussi.
-Au fait, n’hésitez pas à l’emprunter. Je suis sûr que ce livre doit vous réserver beaucoup de surprises. Le point de vue d’un chaton dans de la science-fiction, c’est vraiment pas banal. Me signale-t-il avec un rictus amusé. En cet instant, j’ai juste envie de m’enfuir en courant.
Je suis vraiment trop bête, et je ne remettrai plus jamais les pieds ici !