Génération Rose – Génération 2 – Chapitre 21

Je respire un grand coup. Il est l’heure de sortir, d’accueillir les invités. Je ne peux pas rester indéfiniment enfermée dans les toilettes de la salle des fêtes. Je me sens tellement nerveuse, j’ai l’impression d’être une imposteur. Être stressée est normale, mais parce que l’on veut que la cérémonie et la fête se passent bien…. Mais est-ce normal de stresser à l’idée d’épouser son fiancé ? Ai-je pris la bonne décision en acceptant sa demande ? Est-ce que cette journée est une bonne idée ?
Le cœur bat à tout rompre, je sors du bâtiment, en quête d’air frais. Nous avons de la chance : la météo est de notre côté et le soleil illumine merveilleusement les lieux. Dès que je mets un pied dehors, j’aperçois mon père qui a fini son tour. Dès qu’il me voit, il vient aussitôt à ma rencontre.
-Ma fille, tu es magnifique ! Me complimente-t-il alors, tout en me serrant dans ses bras. Son étreinte est réconfortante, et je profite de ce moment pour tenter de me rassurer. Quoiqu’il arrive, je sais que mon père est de mon côté, qu’il me soutiendra quoiqu’il advienne.

-Tout va bien ? Me demande-t-il ensuite en m’affichant un grand sourire fier.
Je lui souris en retour. Dans son regard, je vois toute la fierté qu’il éprouve à mon égard. J’ai l’impression d’être le centre du monde, quand il me regarde ainsi. Je sais qu’il est heureux pour moi, mais est-ce que je le mérite ? Je suis si peu sûre de moi aujourd’hui, et j’ai tellement peur de le décevoir…
-Oui, bien sûr. Pourquoi ?
-Pour rien, je demande. C’est ton mariage, tu as le droit d’être nerveuse. Me répond-t-il simplement, alors qu’il semble m’observer attentivement. Cherche-t-il des failles dans mon sourire de façade ? Les voit-il ?

-Ca va Papa, je t’assure. Essayé-je de le rassurer, me demandant si c’est vraiment lui que je cherche à convaincre ou moi-même. J’essaie de prétendre que tout va bien, alors que le brouillard est toujours aussi dense, aussi épais dans mon esprit. Mon avenir est un immense point d’interrogation et je n’arrive pas à résoudre l’équation. Lorsque je remarque le regard perplexe de mon père, je m’empresse d’ajouter : Ne t’inquiète pas Papa… Je… Je pensais juste à Maman. J’aurais aimé qu’elle soit là, aujourd’hui, avec nous…
-Oh, elle doit être très fière de toi, de là où elle est. M’assure Papa avec un tendre sourire. Du moment que tu es heureuse, elle t’aurait suivi dans n’importe lequel de tes choix.
-N’importe lequel ? Relevé-je, intriguée.
-Oui, n’importe lequel. M’assure-t-il avec sérieux. Que tu décides de partir ou de rester ici, elle l’aurait accepté et t’aurait soutenu. Tout ce qu’elle voulait, c’était le bonheur de ses enfants. Et c’est ce que je veux aussi, d’ailleurs. Alors, même si ta mère n’est plus là, j’espère être la hauteur pour nous deux. Me sourit-il ensuite.
-Oh bien sûr Papa ! Tu es le meilleur Papa du monde, tu le sais ça quand même ? M’exclamé-je, ce qui le fait rire. Il s’approche alors de moi pour déposer un baiser sur mon front avant d’aller surveiller Joy. Je me sens étrange après cette conversation avec mon père, sans réussir à en expliquer la raison. J’inspire profondément et je décide de partir à la recherche de mon…. futur époux.

Ne trouvant pas Sven dans les jardins, je retourne à l’intérieur de la salle. Je ne tarde pas à le voir sortir des toilettes pour hommes. Son visage s’illumine dès qu’il me voit et il vient à ma rencontre pour aussitôt s’emparer de mes lèvres. Je tente de répondre à son baiser, mais mon trouble s’accentue au contact de ses lèvres. C’est étrange, mais je n’éprouve aucun plaisir à l’embrasser, comme si je le faisais par automatisme, par obligation. Comme si être fiancée, bientôt mariée, à lui m’obligeait à accepter de l’embrasser… Ce qui est absolument ridicule et contraire à toutes mes convictions pour lesquelles je me bats dans mon travail.
Rapidement, et tout en m’efforçant de masquer mon trouble, je mets fin au baiser et je me contente de lui sourire timidement.

-Tu es magnifique Rosie. Souffle-t-il après m’avoir observée. Je suis vraiment chanceux de t’épouser aujourd’hui.
Je ne sais pas quoi dire. Je l’observe également. Il est très élégant dans son costume, et je remarque qu’il a mis des lentilles à la place de ses lunettes pour l’occasion. Il irradie de bonheur, heureux de se marier aujourd’hui. La différence entre nous deux est frappante. Quand lui est ravi d’être ici, moi, j’ai le sentiment d’être enfermée. Je devrais être heureuse, normalement. Sven est mon premier amour. Sven est un homme formidable et n’importe quelle femme serait heureuse de devenir son épouse. Alors… Pourquoi ne le suis-je pas ?
-Merci… Toi… Tu… Tu es très élégant. Bredouillé-je, mal à l’aise.
-Tout le monde est arrivé, je crois. Tu viens ? Il est l’heure de nous marier. Ajoute-t-il ensuite avec douceur, comme s’il saisissait mon stress.
-Je… Je te suis. Soufflé-je, la gorge nouée. Tout s’accélère, je n’ai plus le temps d’analyser la situation. J’ai occupé mon esprit pendant des semaines pour ne pas devoir y penser, mais la réalité me rattrape.
Et je suis terrifiée.

Je suis Sven jusque dans les jardins. J’avance dans l’allée jusqu’à l’arche fleurie. L’endroit est entouré de haie et nous donne l’impression d’être dans un petit cocon de nature. C’est magnifique, et très romantique, mais je ne parviens pas à apprécier le décor.
Je sens que je commence à paniquer. Je suis ici, devant Sven, et nous nous apprêtons à échanger nos vœux. Je m’apprête à lui dire oui, pour la vie. Oui, pour une vie entière avec lui, en Suède.
Je sens mes mains trembler. J’essaie de respirer profondément, mais j’ai l’impression d’asphyxier, priant pour que ce moment se termine le plus vite possible. Ce qui devrait être magnifique se transforme en cauchemar.

Pour tenter de calmer ma crise de panique intérieure, et de gagner un peu de temps, j’observe les alentours. Je vois les invités s’installer sur les bancs. Ils arrivent tous en même temps, nous observant avec émerveillement. A leurs yeux, nous sommes le couple idéal. Nous nous sommes rencontrés au lycée. Nous sommes le premier amour de l’autre. Nous nous sommes séparés pour nous retrouver des années plus tard. Nous avons une fille ensemble. Une vraie histoire de conte de fée moderne. Une histoire qui ferait rêver n’importe qui.
Puis, je remarque ma fille, toute belle dans sa robe de fête. Elle vient s’installer au premier rang. Mais à son visage, je vois qu’elle n’est pas ravie d’être ici. Elle n’est pas heureuse d’être à ce mariage, car elle sait qu’il signe la fin de notre vie ici. Car, quelque part, elle sait que ce n’est pas vraiment ce que je veux aussi. Néanmoins, en bonne petite fille sage, elle s’assoit sur le banc, sans rien dire.

Après avoir observé toute l’assemblée présente, je me tourne de nouveau vers Sven. Mon regard ne quitte pas son visage. Un visage heureux, rayonnant. Il affiche un large sourire, y compris quand il commence à parler. Je n’entends pas ce qu’il dit, je ne vois que son visage. Un visage que je verrai tous les jours, jusqu’à mon dernier souffle. Un visage qui exprime tellement d’amour, tellement d’espoir en l’avenir. Un visage que je vais devoir supporter jusqu’à la fin de ma vie.
Un visage qui s’assombrit brusquement, miné par le stress et l’inquiétude.
Je remarque alors qu’il a arrêté de parler, qu’un silence gênant s’est abattu entre nous. Je comprends que, normalement, c’est à moi de prononcer mes vœux. J’ouvre la bouche, mais aucun son ne sort.
Et là, le brouillard s’évanouie.
Je ne peux pas lui faire ça.

-Je ne peux pas. Soufflé-je finalement, en retirant mes mains des siennes et en fermant les yeux. Je ne veux plus voir son visage. Je ne veux pas voir son cœur se briser en mille morceaux.
-Pardon ? Rosie ? Qu’est-ce qui t’arrive, mon amour ? Ne semble pas comprendre Sven, complètement perdu face à une situation qui lui échappe.
-Je ne peux pas t’épouser Sven. Lui répété-je d’une voix plus forte, plus assuré. J’ose enfin ouvrir les yeux. Je suis sincèrement désolée, mais je ne peux pas. Le mariage est annulé.

-Quoi ? Mais pourquoi ? Explique-moi Rosie ! Commence-t-il à paniquer, comme si l’information de notre rupture s’insinue doucement dans son esprit. Je me sens mal de le faire souffrir ainsi, terriblement mal. Il ne le mérite pas, mais comment annoncer à quelqu’un que c’est fini sans lui briser le cœur ?
-Pas ici. Refusé-je en secouant la tête, avant de désigner nos invités qui nous observent avec stupeur. Je l’humilie déjà suffisamment en l’abandonnant devant l’arche, devant tout le monde. Mais la suite, elle nous concerne que nous.

Puis, devant les murmures des invités, je m’éloigne subitement de Sven et je remonte l’allée. J’ignore les regards et les paroles échangés.
Je me sens mal pour Sven, je culpabilise de lui faire ce coup-là, de l’abandonner ainsi…. Mais je ne me suis jamais sentie aussi légère.
C’est horrible à dire, mais je me sens libérée d’un poids maintenant que j’ai annulé ce mariage. Tous mes doutes, toutes mes angoisses, se sont envolés dès l’instant où j’ai décidé de tout arrêter. Le point d’interrogation de mon avenir a laissé place à une ligne claire et lisible.
Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’être à un tournant de mon histoire. J’ai fait un choix et pour une fois, je n’ai jamais été aussi sûre de moi.

Je finis par m’asseoir sur un banc, dans un petit coin reculé, dissimulé aux yeux de tous. Sven ne tarde pas à me rejoindre, seul. Les invités ne nous ont pas suivi et nous pouvons donc parler librement, calmement, sans le poids du regard des autres.
-Rosie, explique-moi ce qui se passe. Pourquoi tu veux annuler le mariage ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? M’interroge aussitôt Sven, qui semble être dans la plus totale incompréhension. Si le fait de venir vivre en Suède te dérange tant que ça, nous pouvons en discuter et nous arranger… Quoique j’ai fait, dis-moi comment je peux le corriger s’il te plait…
-Sven, arrête, tu n’as rien fait. Le coupé-je en secouant la tête. Certes, je n’ai pas envie de partir vivre en Suède mais…
–Si ce n’est que ça, je peux aussi déménager. M’assure-t-il d’une voix tremblante, désespérée.
-Mais il n’y a pas que ça. Continué-je, ignorant sa tentative de recoller les morceaux, de trouver une solution. Sven, écoute-moi… Si j’ai annulé le mariage, c’est parce que j’ai réalisé que je ne voulais pas t’épouser… Parce que… Parce que je ne t’aime plus comme tu le voudrais.
-Pourquoi avoir dit oui, dans ce cas ? Pourquoi avoir attendu maintenant ?

-Parce que j’étais totalement perdue. Lorsque tu es revenu, j’étais déjà perdue dans ma vie, dans mon rôle de mère aussi. Quand tu es revenu, j’étais perdue entre les sentiments que j’ai eu pour toi, à l’époque, ce que je devais faire pour Joy, pour tout le monde, mes propres envies… En fin de compte, c’était tellement trop que j’ai fini par en oublier ce que je voulais vraiment. Je veux que Joy soit heureuse et j’ai sincèrement pensé qu’en te disant oui, qu’en allant vivre en Suède, ça allait la rendre heureuse. Et, qu’étant donné que tu es mon premier amour, la force de mes sentiments de l’époque et que tu es l’homme le plus formidable que je connaisse, te dire oui était sans doute la meilleure des solutions, pour essayer de contenter tout le monde. Tout le monde… Sauf moi. Quand je t’ai vu aussi heureux de m’épouser, j’ai réalisé que je ne pouvais pas te faire ça… T’offrir une vie avec une femme malheureuse, incapable de te combler.
-Qu’est-ce qui te dit que tu aurais été malheureuse ?
-Parce que je sais, au fond de moi, que ce n’est pas ce que je veux. Sven, je n’ai même pas été capable de t’avouer que je suis devenue stérile suite à des complications au moment de la naissance de Joy. Notre complicité de l’époque n’existe plus. Lui avoué-je subitement, alors que ses yeux s’arrondissent de stupeur. Il bredouille un « désolé » avant de se murer dans le silence. J’ai, et j’aurais toujours, beaucoup d’affection pour toi Sven, mais… Ce n’est pas suffisant. Et tu mérites mieux qu’une vie avec une femme malheureuse qui n’a pas envie d’être avec toi.
-Il… Il n’y a vraiment aucun espoir alors ?
-Non… Je suis vraiment désolée Sven… Pour ça… Et pour avoir mis autant de temps avant de le réaliser. Soufflé-je alors que je le vois brusquement éclater en sanglots. Il prend sa tête entre ses mains et laisse s’exprimer son cœur brisé. Mon cœur se serre de le voir dans cet état, par ma faute. Je reste ici, assise sur le banc, le temps dont il a besoin pour exprimer son désarroi. Je viens de briser tous ses rêves et je ne m’en voudrais jamais assez de lui faire subir cela.
Mais aujourd’hui, j’ai réalisé une chose : j’ai le droit de quitter un homme bien.

Alors, une fois que Sven se calme et que son regard se perd dans le vide, je pose une main compatissante sur son épaule. Je m’excuse une nouvelle fois de lui briser le cœur. Il hausse les épaules et me murmure qu’il me souhaite d’être heureuse.
C’est le moment pour moi de partir. Je me lève alors, le laissant seul sur le banc. Je quitte les jardins de la salle des fêtes, et je m’éloigne du bâtiment. Derrière moi, je laisse Sven et une ancienne vie dont je ne veux plus. J’avance désormais vers une nouvelle vie, plus sereine.
Pour une fois, aujourd’hui, j’ai fait le bon choix.
J’en suis certaine.