Ce matin, j’ai l’impression d’avoir une g.ueule de bois. J’ai l’esprit dans le brouillard et j’ai du mal à croire que la soirée de la veille s’est réellement produite.
J’ai fait un rêve étrange. J’étais au restaurant avec Sven, il a mis un genou à terre pour me demander en mariage et j’ai dit oui. Une situation complètement folle.
Puis je regarde ma main, je vois la bague. Un œil sur mon téléphone avec un message énamouré de Sven. Mon cœur se serre, je me souviens. Ce n’était pas un rêve, mais bien la réalité.
Me voilà fiancée à Sven. Je m’assois sur le bord du lit et je me prends ma tête entre mes mains. Les souvenirs de la veille me reviennent et je me rappelle de la joie et l’empressement de Sven à propos du mariage. Il a hâte que nous soyons réuni, que nous formions notre famille. Il a proposé de nous marier au printemps prochain. La tête ailleurs, j’ai dit oui. Le printemps, c’est bientôt, ça va arriver vite, avant que j’ai le temps de souffler. Le départ pour la Suède sera prévue peu de temps après. Ce qui laisse, très peu de temps pour tout organiser.
Mais qu’est-ce que j’ai fait…

Je me sens perdue. Deux jours se sont passés et je n’ai toujours rien dit à personne. J’ai l’impression d’errer, d’avancer sans vraiment m’impliquer dans la réalité. Quand Sven m’appelle, je dis amen à tout ce qu’il dit pour ne pas le vexer. J’ai la tête ailleurs et je n’ai absolument rien d’une jeune femme qui s’apprête à se marier.
Aujourd’hui, il fait un froid glacial dehors et je profite du feu de cheminée pour me réchauffer. Mon regard se perd dans les flammes tandis que mon esprit s’évade ailleurs. Je me pose tellement de questions quant à mon avenir… Ai-je vraiment envie de partir vivre en Suède ? Ai-je vraiment envie d’épouser Sven ? Je n’en ai aucune idée… Ma seule certitude est que cela permettrait d’offrir une famille à ma fille, notre fille… Qui pourrait enfin vivre avec son père.

Tout va bien ma grande ? Me demande subitement mon père, me faisant sursauter. Je ne l’ai pas entendu s’approcher de moi.
-Oui, tout va bien Papa… Lui soufflé-je en réponse, loin d’être convaincante.
-Tu es sûre ? N’est évidemment pas dupe Papa. Rosie, je vois bien que quelque chose te tracasse. Ca fait deux jours que tu as la tête ailleurs…. Cela m’inquiète tu sais. M’avoue-t-il finalement, ce qui me serre le cœur. Papa se fait déjà suffisamment de soucis comme ça pour moi et Joy, et j’ai bien conscience que je lui en rajoute une couche. Me murer dans le silence ne fera qu’accentuer ses inquiétudes et je n’ai pas envie de lui causer davantage de soucis. Il n’a pas besoin de ça…

-Ce sont mes problèmes Papa, je n’ai pas envie de t’embêter avec mes bêtises. Lui soupiré-je en me tournant vers lui, essayant de gagner du temps. J’ignore comment il va réagir à l’annonce de mon mariage. J’ai peur d’être une énième déception pour lui… J’aimerais tellement rendre mon père fier, mais j’ai l’impression de faire tout l’inverse….
-Tu ne m’embêtes pas ma puce. Et tu sais bien que tu peux tout me dire. Tente-t-il de me rassurer en m’offrant un sourire tendre. Je suis ton père, c’est mon rôle d’être à ton écoute quand quelque chose te tracasse.
-J’ai peur de te décevoir …
-Tu ne me décevras ma puce, je te le garantis. Mais que se passe-t-il, Rosie?
-Sven m’a demandé de l’épouser et de partir vivre avec lui et avec Joy… Et… j’ai dit oui. Lui annoncé-je, hésitante, terrifiée par la réaction de mon père.

-Pardon ?! S’exclame-t-il, surpris, me jetant un regard choqué, comme s’il ne me croyait pas. Mais, depuis quand ?
-Il m’a demandé il y a deux jours, quand nous sommes sortis au restaurant… Lui dis-je, honteuse, ayant le sentiment d’avoir fait une bêtise. Je suis comme une enfant prise en faute, attendant de se faire gronder par son père en colère.
Mais un silence s’installe entre nous. Papa m’observe sans rien dire, comme s’il essayait d’assimiler l’information. Je le vois secouer subitement la tête.

-Mais… C’est ce que tu veux ? C’est prévu pour quand ?
-Au printemps… C’est prévu pour le printemps… Lui réponds-je, en omettant volontairement sa première question. Je soupire finalement devant son regard suspicieux, et je finis par m’asseoir sur le canapé. Il me rejoint, s’installant sur le fauteuil.

-Tu m’en veux ? M’inquiété-je alors, face à son silence.
-Bien sûr que non ! Me rassure-t-il aussitôt, choqué que je puisse penser cela. Je suis simplement surpris… et inquiet. Tout va si vite et je me demande si ce mariage, c’est vraiment ce que tu veux. D’autant plus que tu as attendu deux jours pour m’en parler… Je ne veux que ton bonheur, Rosie. Si te marier avec Sven te rend heureuse, alors je suis ravi pour toi et je te soutiens sans problème. Mais, je t’avoue que ton attitude me laisse penser le contraire.
-C’est que… Que je suis complètement perdue, Papa.
-Alors, pourquoi tu as accepté de l’épouser ? Si ce jeune homme est quelqu’un de bien, qui t’aime vraiment, il aurait compris que tu ais besoin de réfléchir…
-J’ai surtout pensé à Joy, pour tout t’avouer. Lui expliqué-je alors, avec plus d’assurance. Elle a besoin de son père, et la situation est difficile pour elle… Épouser Sven, et partir vivre avec lui en Suède, nous permettrait de former une famille …
-C’est tout à ton honneur, de penser à ta fille … Mais toi ? Est-ce que tu as envie de partir vivre en Suède ? Et rien ne t’oblige à épouser Sven toute suite, tu peux partir et attendre … Ou l’inverse. M’interroge Papa, dans l’incompréhension face à la situation qui se présente à nous.

-Le mariage… C’est plus simple d’un point de vue migratoire. Soupiré-je, dépitée. Joy peut vivre en Suède sans problème puisqu’elle est la fille de Sven, mais moi… Et Sven a une place en or dans une maison d’édition et tu sais aussi bien que moi que l’édition est un milieu bouché. C’est très difficile de trouver du travail dans une maison d’édition… Alors que l’associatif… C’est plus simple que ce soit moi qui parte plutôt que lui. Finis-je de lui expliquer, consciente des enjeux. J’ai passé deux jours à retourner la situation dans ma tête, ne trouvant aucune autre solution. Je n’ai pas le choix : en épousant Sven, je serai obligée de tout quitter. Y compris mon travail et mon père.
-Tu sembles bien renseignée… Alors, pourquoi es-tu si perdue ?
-Je… Je suis perdue dans ce que je ressens Papa… Et… Et Sven semble avoir tellement de rêves, de projets, pour nous… Je t’avoue que cela me fait un peu peur … Il veut même d’autres enfants…
-Tu ne lui as pas dit que tu es devenue stérile à la naissance de Joy ? Semble surpris mon père, alors que je me mords la lèvre inférieur.
-Je… Je n’ai pas osé… j’ai eu peur… Je sais pas… de le décevoir…. Je l’ai déjà privé des premières années de sa fille… Alors, lui dire qu’il n’aura pas l’occasion de connaitre ça… Je suis déjà perturbée par ce mariage, c’est au-dessus de mes forces d’affronter cette déception pour le moment.
-Il faudra bien que tu lui dises, à un moment donné. Me signale-t-il en secouant la tête.
Je sais bien… Admis-je dans un murmure. J’ai peur de te laisser seul, ici… Avoué-je d’une petite voix. J’ai l’impression de t’abandonner.
-Oh ma puce… Semble-t-il touché par mon aveu. Je ne veux pas entrer en ligne de compte dans ta décision. Je ne veux surtout pas être un poids pour toi. C’est dans l’ordre des choses que tu quittes la maison et que tu vives ta propre vie. Je ne veux pas que tu renonces au bonheur juste pour t’occuper de moi. Si cela peut te rassurer, si tu pars en Suède avec Joy, je partirai probablement à Brindleton Bay pour me rapprocher de ton frère. Donc tu vois, je ne serai pas tout seul. La seule chose dont je veux être sûr, c’est que tu sois certaine de ton choix.
-Je… Je crois que je le suis, Papa. C’est ce qu’il y a de mieux pour tout le monde…… Que j’épouse Sven et qu’on aille vivre avec lui, avec Joy, en Suède…
-QUOI ?! S’écrie subitement une voix enfantine, nous faisant sursauter avec Papa.

Je me retourne aussitôt et je blanchis à vue d’œil en voyant ma fille. Je ne l’ai pas entendu descendre les escaliers pour nous rejoindre au salon. Je me sens terriblement mal, réalisant qu’elle a entendu notre conversation. Qu’elle a appris de la plus mauvaise des manières notre départ pour la Suède, et notre mariage avec son père. Et, au vue des éclairs qu’elle me lance, la nouvelle est loin de lui plaire.
-Ma chérie… Soufflé-je, mal à l’aise, ne sachant pas quoi lui dire. Je n’ai absolument pas réfléchi à la manière de lui annoncer cela, et encore moins dans un tel contexte.
-Maman, c’est pas vrai qu’on va partir en Suède ? M’interroge-t-elle, les yeux plein d’espoir. C’est pas vrai, hein ? Et que tu vas épouser Papa ?
-Ma chérie… Si, c’est la vérité …
-Et Papy ?
-Sa vie est ici ma puce. Lui réponds-je, au comble du malaise. La conversation est sur une pente glissante, très glissante, dans un équilibre plus que précaire.
-La nôtre aussi ! Je ne veux pas partir en Suède ! Se met-elle à crier, en colère. Je suis assez décontenancée. Je ne l’ai jamais vu aussi énervée, elle qui d’habitude, est si calme…

-Joy, chérie, ne t’énerve pas comme ça. Tu n’es pas contente que nous formions une famille, avec ton père ? Tenté-je de comprendre, lui parlant avec une voix calme. Je me lève doucement du canapé, pour ensuite m’avancer vers elle. J’avance doucement, comme si je m’apprêtais à désamorcer une bombe.
-Non ! Moi, je veux rester avec Papy ! Refuse-t-elle aussitôt avec véhémence. Ses yeux bleus reflètent sa colère et me fixent avec hargne.
-Ca, Joy, ça ne va pas être possible. Après le mariage, nous allons partir toutes les deux. Ta place est avec tes parents… Et tu seras avec ton papa, tu n’auras plus à parler avec lui sur Skype.
-Je m’en fiche de ça ! Je préfère parler avec lui sur l’ordinateur que de quitter Papy ! Je veux rester avec Papy ! Je m’en fiche de Papa ! Et tu peux pas me forcer à partir d’ici !

-Ca suffit maintenant, Joy ! Commencé-je à perdre patience face à la crise de ma fille. Je suis ta mère et tu me parles sur un autre ton !
-T’es pas une maman ! T’es jamais là et tu t’occupes jamais de moi ! Réplique Joy, toujours plus en colère, me balançant ses mots comme elle lancerait des poignarts en plein cœur. J’en hoquette de douleur. Il n’y a que Papy qui m’aime ici ! C’est de ta faute si j’ai jamais eu de Papa d’abord ! Maintenant c’est trop tard, j’en veux pas ! Je veux rester avec Papy ! Vous, vous êtes nuls !
-Joy, tu vas trop loin. Va dans ta chambre et tu n’en sortiras pas jusqu’à nouvel ordre ! M’énervé-je à mon tour, blessée par les mots de ma fille. Mais comme on dit, il n’y a que la vérité qui blesse…
-Je te déteste !! Crie-t-elle une ultime fois, avant de monter les escaliers en courant. Quelques secondes plus tard, j’entends la porte de sa chambre claquer avec violence.
Dépitée, au bord des larmes, je me laisse tomber sur une chaise. Je suis sonnée par cette dispute virulente et je suis profondément triste. Malgré notre relation qui est loin d’être parfaite, jamais nous nous sommes disputées ainsi avec Joy. Elle qui est si calme et si douce, n’a jamais été haineuse à mon égard.
-Ne t’inquiète pas, Joy ne pensait pas ce qu’elle disait. Elle a parlé sur le coup de la colère. Tente me rassurer mon père, qui a assisté à la scène, impuissant. Il s’approche de moi et pose sa main sur mon épaule pour me soutenir.
-Je ne sais pas… Il y a du vrai dans ce qu’elle a dit. Je suis une mère épouvantable et c’est de ma faute si elle n’a pas connu son père plus tôt. Soupiré-je, dépassée par la situation. Et maintenant, grâce à moi, on vient de se fâcher.
-C’est une enfant, Rosie, elle fait des colères, c’est normal. Elle est frustrée car la situation ne lui convient pas et elle s’énerve. On va attendre quelques minutes qu’elle se calme, et j’irai lui parler. D’accord ? Me propose-t-il ensuite, avant de me prendre dans ses bras pour me consoler. Incapable de répondre, j’hoche simplement la tête, profitant de l’étreinte rassurante de mon père.

Quelques minutes plus tard, Papa se rend à l’étage pour rejoindre Joy dans sa chambre. Je le suis également, mais je reste sur le palier. Je me contenterai d’écouter la conversation au travers de la porte. Papa toque doucement à la porte, mais il n’obtient aucune réponse. Il entre tout de même à l’intérieur, et il s’installe sur la banquette au pied du lit. Joy est allongée sur son lit, boudant dans son coin, mais ne réagit pas à l’arrivée de son grand-père dans la pièce.
-Comment tu te sens, Joy ? Finit-il par lui demander, sachant qu’elle ne lui parlera pas d’elle-même.
-Je veux être tranquille, Papy. Finit-elle par soupirer après un silence. Le ton de sa voix montre que la colère est maintenant retombée.
-Tu n’as pas été très gentille avec ta maman, tout à l’heure. Lui signale-t-il avec calme. Elle est triste, après votre dispute.
-Mais elle veut me forcer à vivre en Suède. Se défend-t-elle, sans bouger d’un pouce.

-Parce que tu es sa fille, et qu’elle veut ton bonheur. Me défend-t-il, sans perdre sa patience. Il est d’un calme olympien, je l’envie de parvenir à rester ainsi. Ta place est auprès d’elle, et elle juge que tu as besoin de vivre également avec ton père.
-Elle n’a jamais été là pour moi. Il n’y a que toi et Mamie qui vous êtes occupés de moi.
-C’était difficile pour elle, à l’époque. Tu sais, elle venait d’avoir 18 ans quand elle est tombée enceinte, et ton père venait de la quitter. Et ta naissance a été compliquée à vivre pour elle.
-Comment ça ? Semble-t-elle intriguée, en redressant la tête pour regarder son grand-père.
-Il y a eu des complications, au moment de ta naissance. Lui explique-t-il en faisant attention à utiliser des mots simples, afin que Joy puisse comprendre. Pour la sauver, et pour te sauver toi, le médecin a du prendre une importante décision. Et aujourd’hui, ta mère ne peut plus avoir d’enfant. Cette nouvelle a été une goutte d’eau qui a fait déborder le vase, et elle a perdu pied. Il a fallu qu’elle prenne le temps de se reconstruire, avant qu’elle puisse s’occuper de toi. Tu comprends ?
-Oui… Je crois. Bredouille-t-elle en s’asseyant sur le bord du lit. Mais je n’ai pas envie de vivre en Suède. Je veux rester avec toi.

Son grand-père n’attend pas une seconde pour quitter la banquette et aller s’asseoir à côté de sa petite-fille. Touchée par l’amour qu’elle lui porte, il ne tarde pas à la prendre dans ses bras et la serrer contre lui.
-Ca me fait plaisir que tu veuilles rester avec moi, ma puce. Lui avoue-t-il alors. Mais ta place est auprès de ta mère. C’est peut-être dur à envisager pour toi, mais je ne suis pas éternel. Un jour, j’irai rejoindre Mamie au ciel et là, tu auras besoin de tes parents.
-Je veux pas que tu ailles au ciel, moi. Marmonne Joy d’une petite voix.
-Oh je ne suis pas pressé, mais cela finira par arriver. La vie est ainsi ma puce. Mais je ne veux pas que tu t’en fasses pour moi. C’est juste pour que tu comprennes pourquoi tu vas partir avec ta mère.

C’est pas juste. Pourquoi c’est pas Papa qui vient vivre ici ? Soupire alors Joy.
-C’est compliqué ma puce, ce sont des histoires d’adultes. Mais ce n’est pas parce que vous êtes en Suède que nous nous verrons plus. Vous pourrez revenir ici pour les vacances et je viendrai vous voir aussi.
-Tu promets ?
-Promis juré. Je vous aime trop pour me passer de vous.
-Papy ? L’interpelle-t-elle d’une petite voix, après un silence où elle est restée dans ses bras.
-Oui Joy ?
-C’est pas vrai ce que j’ai dit à Maman. C’est ma maman et je la déteste pas.
-Je sais ma puce. Mais il va falloir que tu ailles t’excuser car tu as fait du mal à ta maman. Il faut toujours faire attention avec les mots, ils peuvent blesser bien plus que les coups.
-Tu crois qu’elle me pardonnera ?
-J’en suis sûr. Une maman, ça pardonne toujours.