
Le temps file à toute vitesse. J’ai du mal à m’en rendre compte mais mon ventre qui s’arrondit de plus en plus est un rappel permanent que personne n’échappe au temps qui passe.
Un rappel de mon inconscience, aussi, mais cela, j’évite encore plus d’y penser.
Ma mère m’emmène à mes rendez-vous avec le médecin, qui suit ma grossesse. Je crois qu’elle est plus stressée que moi avant chaque rendez-vous. Le pauvre médecin doit nous redouter car ma mère est intenable. Il a beau répéter que tout va bien, que le bébé est en bonne santé et qu’il y en a bien qu’un seul dans mon ventre, il est bien obligé de répéter trois fois la même chose à chaque fois.
Elle exagère, mais elle trouve toujours le moyen de se justifier. Selon elle, entre elle qui a eu des jumeaux et mon frère qui a eu des triplés, il y a de quoi se méfier du contenu de mon utérus.
Elle essaie également de soudoyer le médecin pour savoir si le bébé est une fille ou un garçon, mais il est bien décidé à respecter ma décision de ne rien savoir. Elle boude un peu car elle ne sait pas comment décorer la future chambre du bébé. Je lui ai dis de tout peindre en jaune, comme ça, ça ira autant pour un garçon que une fille et elle arrêtera de se prendre la tête pour des détails. Je crois que l’idée lui a plu car depuis, elle ne m’en parle plus.
En sortant d’un rendez-vous avec le gynécologue, je laisse ma mère rentrer seule à Willow Creek et je rejoins Caroline à San Myshuno. Ma mère a essayé de me convaincre de m’accompagner, mais je lui ai rappelé que je suis enceinte, pas handicapée.
-Salut toi ! Dis donc, ça pousse bien là-dedans ! S’exclame ma meilleure amie en me voyant arrivée, tout en louchant sur mon ventre.
-Coucou ! M’en parle pas, j’en peux plus ! J’ai tout le temps mal au dos ! J’ai hâte que cette crevette sorte !
-Tu m’étonnes ! Aller on rentre à l’intérieur comme ça tu pourras t’asseoir !
-Super !

Je suis avec plaisir Caroline à l’intérieur du bar karaoké. Nous nous posons directement sur une table de libre et je soupire d’aise en m’asseyant sur ma chaise. Ce bébé pèse une tonne dans mon ventre et c’est un véritable plaisir de se poser un peu !
Un serveur vient nous voir pour prendre notre commande et repart aussi sec. Je me surprends à envier Caroline qui veut commander ce qu’elle veut alors que je suis obligée de faire attention.
-Il te reste combien de temps avant la délivrance ? Me demande-t-elle avec le sourire.
-Deux mois, normalement. Deux longs mois … Soupiré-je. J’étais bien dans le déni finalement…
-Ne t’en fais pas, ça va arriver vite ! Ne peut s’empêcher de rire Caroline. Tu n’es toujours pas décidée à en parler à Sven ? Semble-t-elle s’inquiéter ensuite.
-Non, toujours pas. Me renfrogné-je aussitôt. Je sais qu’il a le droit de savoir, que la crevette va me poser des questions plus tard, mais j’assumerai en temps voulu. Il est en Suède maintenant, lui annoncer la nouvelle fera plus de mal que de bien. C’est mieux pour tout le monde. On peut parler d’autres choses ? J’ai déjà mes parents à la maison qui essaie de me convaincre de le contacter. Soupiré-je, lassée par toute discussion sur ma décision par rapport à Sven. Tu as des nouvelles de Paul ? Cela fait un baille que je n’ai plus de nouvelle. Depuis qu’il est parti en fait…

-Il est sans doute trop occupé à roucouler si tu veux mon avis. En plaisante alors Caroline avec lueur taquine dans le regard.
-Tu penses qu’il a une copine ? M’étonné-je alors. Paul a toujours été un garçon réservé et je ne l’ai jamais vu draguer une fille. Alors, qu’il se trouve quelqu’un quelques mois après être parti d’ici me parait surprenant.
-Je ne pense pas, j’en suis sûre. Me sourit-elle, amusée. Il est tombé sous le charme d’une selvadoradienne. Il nous l’a dit, à Pierre et à moi, la dernière fois que nous l’avons eu sur Skype. Apparemment, c’est réciproque et ça a l’air de bien commencer. A mon avis, il va rester sur Selvadorada pendant un petit moment !
-Eh bien, c’est super pour lui ! Lui qui avait besoin de s’évader, il trouve même l’amour dans un pays exotique ! M’exclamé-je, ravie pour mon ami. J’ai tout de même un petit pincement au cœur, déçue qu’il ne me l’ait pas annoncé de lui-même. Peut-être qu’il finira par le faire, un jour, quand ce sera plus sérieux avec elle.
-J’espère quand même qu’il prendra la peine de nous la présenter un jour ! Même s’il ne porte pas Papa dans son cœur !
-Tout va bien pour toi d’ailleurs ? Tu vis toujours chez tes parents ?

-Ca peut aller… J’aimerais partir car l’ambiance est affreuse à la maison. Maman et Papa ne se parle plus et quand Papa l’ouvre, c’est juste pour dire des reproches. Plus il vieillit, plus il a un caractère de cochon… Soupire-t-elle alors que mon cœur se serre pour elle. Décidément, ses parents auront passé leur temps à se déchirer depuis qu’ils sont nés.
-Qu’est-ce qui t’empêche de partir dans ce cas ?
-J’ai pas trouvé de boulot encore. Et je t’avoue que je ne sais pas trop quoi faire. Je sais que ma mère pourrait m’aider à m’installer, le temps que je trouve quelque chose, mais je n’ai pas envie de dépendre de mes parents… Je veux pouvoir me débrouiller toute seule, tu vois ?
-Je vois oui… Lui confirmé-je, en commençant à réfléchir. Tu sais, j’ai entendu dire que la branche écologique et celle des droits LGBT cherchaient quelqu’un, dans mon association. Si ça t’intéresse, je peux parler de toi.
-Tu ferais ça ? S’étonne-t-elle, surprise par ma proposition, les yeux brillant d’espoir.
-Bien sûr, tu es ma meilleure amie. Et l’ambiance est sympa au boulot donc, si tu es motivée, tu as toutes tes chances.
-Motivée ? Je le suis ! Ca serait cool si tu peux m’obtenir un poste !
-J’irai les voir lundi alors. Lui promis-je en lui souriant. Je viens de lui redonner le sourire et de l’espoir pour l’avenir et pour moi, cela n’a pas de prix.

Nous discutons un moment à notre table, en sirotant nos boissons. Nous rions aussi des personnes qui osent affronter le regard des autres en allant chanter au karaoké. La plupart chantent comme des casseroles rouillées mais ils semblent à l’aise sur la scène, ignorant peut-être leur absence de talent ou n’en ayant que faire.
Je vois le regard plein de malice de Caroline se poser sur moi. Je suis intriguée, me demandant bien ce qui se passe dans sa petite tête blonde.
-On y va ?
-Pardon ?
-On va chanter ? Toutes les deux ?
-Mais ! Je ne sais pas chanter!
-On s’en fiche ! Rit-elle en réponse, avant de se lever. Elle me prend la main pour me forcer à me lever et nous nous dirigeons directement sur la scène.
Je prends un des micro et je la regarde avec un air interrogateur. Maintenant que nous sommes là, qu’est-ce que l’on fait ? Caroline me sourit et fait défiler les propositions de chanson sur l’écran, avant d’en choisir une.
Il parait que le ridicule ne tue pas. C’est maintenant que je vais vérifier cette théorie.

La musique commence à retentir et c’est moi qui doit commencer à chanter. Je chantonne timidement au début, n’osant pas me lâcher. Je me sens ridicule et je chante faux. Je plains les oreilles des clients du bar.
Cependant, malgré mon manque évident de talent inné, Caroline m’encourage du regard. Lorsqu’elle chante à son tour, elle y met davantage d’entrain. Elle chante tout aussi faux que moi, mais elle se laisse aller et se lâche. J’essaie de suivre son exemple, mais je mets plus de temps à ignorer le regard des autres.


Petit à petit, je me sens de plus en plus à l’aise sur la scène. Je commence à me prendre au jeu, et je lance même une nouvelle chanson. Caroline rit de plus belle et nous nous continuons de chanter. Cette fois-ci, je suis à fond et je m’amuse comme une folle.
Nous monopolisons la scène avec Caroline. Nous ne voyons pas le temps passer. Pendant un instant, je suis juste une jeune femme qui passe une après-midi entre filles avec sa meilleure amie. Je ne suis plus une future maman et cela me fait un bien fou. Je n’aurais plus de voix à la fin de la journée mais cela n’a que peu d’importance.
Alors que je m’éclate sur scène, j’oublie absolument tout. J’oublie ma vie qui part en vrille, j’oublie mes responsabilités à venir.
Et cela me fait un bien fou.

Puis, la réalité est revenue. Après cette sortie bénéfique, je retrouve mon quotidien et je m’entraîne à m’exprimer. D’après mes collègues, il faut que je travaille mon éloquence et mon argumentation, afin de convaincre les gens d’adhérer à nos idées, voire à nous faire un don afin que nous puissions développer nos actions.
Alors, je reste dans ma chambre et je m’entraîner à parler devant mon miroir. J’ai l’impression d’être ridicule à parler toute seule mais personne ne me voit et mes parents sont sortis profiter du beau temps estival. Autant en profiter donc.

Au travail, j’ai réussi à convaincre mes collègues de faire passer Caroline en entretien. Elle a davantage convaincue mes collègues des droits des personnes LGBT et même si c’est un peu cliché étant donné son orientation sexuelle, elle a intégré leur rang. J’imagine que le fait qu’elle se sente concernée à du jouer lors de l’entretien et elle a du sembler davantage motivée, en plus d’être bien renseignée. Je la croise souvent au travail même si nous nous occupons pas des mêmes problématiques. Elle est ravie d’avoir cette opportunité et tout semble bien se passer. Je suis ravie pour elle !
Mes pensées divaguent tandis que je m’observe devant le miroir. Mon regard se pose sur mon ventre. Je me tourne pour m’observer de profil. Mon ventre me semble énorme. Je pose mes mains dessus tandis que je sens la crevette bouger à l’intérieur. J’ai du mal à réaliser que je vais devenir maman. J’ai beau observer mon ventre sous tous les angles, sentir la crevette bouger, l’information a du mal à s’imprimer dans mon cerveau. Je soupire de dépit. J’aimerai me réjouir, avoir hâte de faire la connaissance de ce petit bout, mais quelque chose me bloque. Je ne saurai pas dire quoi, mais je fais un blocage.
Et tout au fond de moi, j’espère que cela finira par se débloquer avant la naissance.